Le Libéralisme après le Krach
Michel Guénaire, auteur du livre « Il faut terminer la révolution libérale », et Michel Rouger, président de Présaje, débattent des dérives du néo-libéralisme, de la responsabilité des acteurs économiques et de la nécessité d'un retour à une vision plus morale et durable du capitalisme.

La France et l'Europe sont plongées dans la plus grave crise économique qu'ait connue le monde depuis 1945. Curieusement, le désarroi des populations frappées par la hausse du chômage n'a pas suscité jusqu'ici un basculement politique en faveur des partis anti-capitalistes. Mais dans notre pays, la crise ne pouvait que renforcer la réserve - voire l'aversion - d'une large partie de l'opinion à l'égard du libéralisme. En France, être libéral, c'est mal.

L'affaire se complique quand on découvre que de nombreux « vrais » libéraux rejoignent les rangs des procureurs du néo-capitalisme des années de fièvre.

L'avocat d'affaires international Michel Guénaire est de ceux-là. Dans son livre dénonciateur - « Il faut terminer la révolution libérale » - publié chez Flammarion, il explique que le libéralisme des origines a été trahi, entraînant nos sociétés dans ce qui a pris la dimension d'une crise de civilisation.

Présaje.Com prolonge le débat avec un « face à face » de l'auteur avec Michel Rouger, président de Présaje, naguère témoin de l'apparition d'un « capitalisme de cupidité ».

La bacchanale du « Tout est permis ! »

Michel GUÉNAIRE

Le libéralisme est le produit d'une longue histoire ponctuée de trois révolutions en Angleterre, aux Etats-Unis et en France. Né du combat des hommes pour la liberté, il avait fixé des règles du jeu pour tous les acteurs de la vie politique et de la vie économique. Il en est ressorti des usages et des pratiques. Pratiques sur la manière d'organiser les rapports entre le pouvoir (l'Etat) et les individus (isolés ou groupés). Pratiques aux formes variables d'un pays à l'autre selon le degré de libertés individuelles, la combativité des groupes sociaux ou la puissance plus ou moins grande de l'Etat. La crise que nous connaissons est la conséquence d'une coupable dérive des acteurs de notre temps par rapport à ce code, ces pratiques et ces limites fondateurs du premier libéralisme. Il s'est produit une grande fracture après la chute du Mur de Berlin en 1989. Avant cette date, le libéralisme avait une limite en face de lui : le socialisme. Il était contenu par l'existence d'un contre-modèle, par la vigueur d'une force de contradiction. Après cette date, tout s'est relâché. La dérive s'est produite en deux étapes. D'abord une offensive sans précédent des milieux d'affaires contre l'Etat, venant dans le prolongement des déréglementations de l'ère ReaganThatcher. Ensuite, un déclin moral dans les milieux de la finance et des marchés.

Michel ROUGER

J'appartiens à une génération immunisée contre les illusions qui ont produit les ruines de l'URSS et la crise financière aux Etats-Unis. Avant la disparition de l'URSS, personne ne pouvait être indifférent à l'affrontement des deux empires qui dominaient la planète. Chacun des deux avait ses atouts maîtres. L'un fondait sa puissance sur les idées socialistes - largement relayées en France par les milieux intellectuels - et sur la force militaire. L'autre fondait sa puissance sur le marché, l'argent et son modèle consommation. Le premier a capitulé devant l'efficacité du second. Puis, une fois l'URSS repliée sur la Russie ruinée, le vide créé par le discrédit qui a affecté l'idéologie communiste a été comblé par la mondialisation d'un « capitalisme de cupidité ». Cet avatar d'un libéralisme qui avait été légitimé par l'enrichissement régulé des classes moyennes a fini par s'avouer incapable, vis-à-vis de ces dernières, de pérenniser leur prospérité. La dérive avait commencé quelques années plus tôt aux Etats unis avec les « raiders » qui se jetaient sur les entreprises pour les dépouiller, puis, partout dans le monde, avec les « traders » qui ont transformé l'argent des épargnants en fausse monnaie, comme les plaques qui brûlent les mains des habitués des casinos ! Il ne s'agit pas d'une révolution, simplement d'un avatar qu'on traitera comme on a traité la panique bancaire de 1907, avant de l'oublier.

Le vrai capitalisme, c'est la prise de risque avec, à la clé, une réussite ou un échec.

Michel GUÉNAIRE

L'une des grandes caractéristiques du néo-libéralisme de la période récente, c'est la dissolution de la responsabilité de ceux dont le métier consiste au contraire à prendre des risques : banquiers, financiers, investisseurs. « Je mets le moins d'argent possible avec l'espoir du plus grand profit possible. Je m'arrange pour transférer l'essentiel de mon risque sur des tiers. Je prends les gains mais je n'assume pas les pertes ». C'est la négation pure et simple d'un principe de base du capitalisme libéral, la responsabilité de l'entrepreneur.

Michel ROUGER

D'une façon générale, nos sociétés fuient les responsabilités et les exigences de courage et de décisions qu'elles imposent, d'où la tendance des acteurs à rechercher le risque zéro. Elles favorisent les comportements déviants qui ont d'autant plus prospéré que l'on on a vu le marché devenir de moins en moins « lisible ». Le flou dans la représentation comptable des actifs ne pouvait que stimuler l'imagination financière des banquiers d'affaires et des conseils en stratégie qui ont inventé au profit, très éphémère, de leurs clients la « cupidité par délégation » en prenant au passage les rémunérations qui ont enrichi B. Madoff et tant d'autres. La pratique de l'art du défaussement déborde le champ de la finance et du marché. L'obsession du risque zéro appartient à la civilisation de l'image qui se nourrit de compassion et de victimes, donc de coupables à traquer. Il faut tout faire pour ne pas en être.

La cause profonde de la dérive.

Michel GUÉNAIRE

ll tient à une seule explication : le recul du pouvoir dans les démocraties occidentales, c'està-dire le recul de l'Etat, lequel était pourtant bien présent chez les libéraux des siècles précédents, à commencer par Adam Smith. Mais le risque de dérive était perceptible dès l'époque de la Révolution française. Le libéralisme est allé trop loin dans son combat pour la liberté individuelle. Il s'est fait le complice d'une utopie en voulant réduire la démocratie libérale à une démocratie d'individus se défiant de tout pouvoir. Le pouvoir peut être l'ennemi de la liberté quand il est corrompu, inquisiteur ou intolérant. A l'inverse, il est le garant de l'ordre démocratique quand il joue son rôle de protecteur, d'arbitre et d'organisateur. Au cours des vingt dernières années, l'Etat a été d'une coupable passivité. Il a laissé le marché s'autogérer. Il lui a abandonné l'entière responsabilité de la création des richesses. Il a perdu la vision de l'avenir, laissant les acteurs de l'économie s'enfermer dans d'étroites logiques de court-terme.

Michel ROUGER

Je ne pense pas qu'il faille remonter à la Révolution française pour comprendre les réalités concrètes d'aujourd'hui. Même si c'est le passage quasi obligé dans notre religion hexagonale. La forme dévoyée du libéralisme, le capitalisme de cupidité, est le produit des bouleversements économiques et sociétaux qui ont affecté les Etats nationaux autant que les marchés globaux, économiques ou financiers, dont on a tardé à prendre la mesure. La démographie et la concurrence des pays émergents que l'Occident ignorait jusqu'à la fin du XXe siècle, le transfert des richesses vers les pays producteurs de pétrole, puis vers l'usine du monde - La Chine -, et la naissance de l'idéologie alter-mondialiste ont bousculé les certitudes sur lesquelles reposait la Pax Americana. Les Américains, imperators après leur victoire sur le communisme, ont cru maîtriser ces bouleversements en aidant leur communauté et, au-delà, celle qu'ils constituaient avec leurs « Alliés » en inondant le monde d'un argent censé faire le bonheur des peuples. Aucun Etat n'a pu, ni voulu, résister. Pas plus qu'aucun Etat national n'a pu résister face à la révolution - une vraie celle-là - d'ordre technologique du numérique et d'internet, qui bouleverse le rapport que les hommes entretiennent depuis des millénaires avec le « temps » » et avec « l'espace ». Le manque d'expérience joint à l'imprudence des acteurs a déstabilisé tous les systèmes, à commencer par les Etats-nations. La solution n'est pas, vraiment pas, dans le retour vers le type d'Etat dont la France a pu être fière du temps de son empire colonial. Elle est dans la recherche d'un Etat adapté à une communauté insérée dans un ensemble culturel et économique d'autres Etats dont elle partagera les bienfaits et les contraintes.

Les mots-clés de la sortie de crise : le temps, la valeur, la morale.

Michel GUÉNAIRE

Le premier mot de la sortie de la crise est peut-être en effet celui du « temps ». Il faut à nos sociétés réapprendre le ressort, le code et la perspective du temps. La déréglementation des marchés a entraîné un raccourcissement des horizons de l'économie. Elle a imposé une véritable dictature du court-terme. En plaidant pour un retour de l'Etat, en restaurant sa souveraineté sur des sujets abandonnés à la seule loi du libre-échange, on doit d'abord et avant tout se redonner le moyen de baliser les trajectoires collectives à moyen et à long terme...

Michel ROUGER

... à condition que l'Etat retrouve la mobilité stratégique et l'intelligence créatrice qu'il a perdues. Perdues en laissant faire un usage, critiquable et critiqué, de ses maigres ressources, par un système politique sans courage, qui, copiant ce qu'ont fait les Américains, ont distribué la fausse monnaie de l'Etat-Providence que nos petits-enfants auront à rembourser. L'Etat n'est pas une boîte noire d'où sortira comme par enchantement la solution aux défaillances du marché. La gigantesque mécanique de la redistribution patine depuis longtemps. Mais s'il est réellement en mesure de se réformer, alors oui, l'Etat a le devoir de mener la réflexion transversale sur le moyen et long terme dont notre société a besoin (démographie, éducation, organisation des solidarités, etc.) à condition de ne pas le faire seul.

Michel GUÉNAIRE

Le deuxième mot de la sortie de crise est celui de « morale ». La crise des « subprime » et le désastre des spéculations malheureuses sur les marchés boursiers ont mis en lumière le flou créé par la déconnexion de l'économie réelle et de l'économie virtuelle. Quand « création de valeurs » n'est pas synonyme de création de richesses, comment les citoyens et les épargnants peuvent-ils accorder leur confiance à un ordre social qu'ils pressentent générateur d'injustice et d'opacité ?

Michel ROUGER

Les mots de « richesse » et de « valeur » sont eux-mêmes affectés par les troubles que nos sociétés connaissent. Nous ne nous rendons pas assez compte que la numérisation de tout, les choses comme les individus, a détruit le « Jugement » que les hommes portaient sur les êtres, comme sur les biens, pour le remplacer par « l'Evaluation » que l'on fait désormais les uns sur les autres. Le quantitatif a remplacé le qualitatif. A partir de quoi, les notions de « richesse » et de « valeur » sont devenues plus qu'ambigües. Le discrédit que le capitalisme de cupidité a jeté sur ces deux notions est patent. On ne pourra l'effacer que par une réflexion, de type laïque, qui se tienne à bonne distance aussi bien de l'idéologie que de la religion.