Pierre-Alexandre Petit est vice-président de l'Institut Présaje - Michel Rouger.
Le titre de mon intervention ne laisse guère de place au mystère : je vais vous parler de finance décentralisée (DéFi), et plus largement de tokenisation. Ce sont des applications très prometteuses de la blockchain, mais qui ne sont pas sans soulever un certain nombre de questions.
Avant toute chose, permettez-moi de me présenter afin de donner un peu de contexte à cette intervention. Je ne viens pas du monde universitaire, mais de l’industrie financière. Je vais essayer de m’élever au niveau des autres intervenants, mais si, à la fin de mon intervention, vous souhaitez approfondir le sujet avec des travaux de « vrais » chercheurs, je vous invite à consulter l’ouvrage Blockchain et protection de la Privacy où Hervé Jacquemin, Marcel Moritz ou Stefania Attolini — entre autres — évoquent de nombreux thèmes que je vais aborder.
J’ai travaillé toute ma carrière, jusqu’à l’année dernière, dans un fonds d’investissement. En parallèle, j’ai toujours baigné dans l’univers des technologies de l’information, par intérêt personnel plus que professionnel. C’est d’ailleurs ce qui m’a rapproché de Présaje, dont je suis aujourd’hui vice-président. Indépendamment de ma casquette de gestionnaire d’actifs, j’ai souvent joué le rôle de business angel, et parfois de mentor pour des startups de la Tech. Mon parcours m’a ainsi conduit à accompagner plusieurs sociétés utilisant la technologie blockchain au cours des 10 dernières années.
J’ai toujours perçu les opportunités de cette technologie, notamment pour le monde de la finance, mais j’ai aussi fait l’expérience de ses limites en pratique. En janvier 2023, en marge d’une consultation de la commission du numérique, de la culture, des médias et des sports (DCMS) du Parlement britannique sur la spéculation sur les NFT, j’écrivais ceci:
Je crois comprendre son potentiel et je partage totalement la vision, mais je suis aujourd'hui aussi ambivalent à propos du web3 qu'il y a 4 ans car, malgré les milliards investis récemment par les fonds de capital-risque, deux ingrédients clés manquent toujours pour concrétiser la vision :
- des blockchains décentralisées sans contraintes de capacité et compatibles avec des « smart-contracts », ce qui constitue un obstacle technique ;
- l'adoption massive de portefeuilles non-hébergés (dits froids, c’est-à-dire gérés directement par les utilisateurs), un obstacle culturel.
Le faux problème de la spéculation sur les NFTs, janvier 2023
Le grand écart entre la théorie et la pratique met les régulateurs face à des contradictions insurmontables
Lorsque l’on veut se pencher sur les problématiques réglementaires des applications de la blockchain, il faut distinguer deux types de problèmes : les problèmes qui se poseraient si la vision pouvait être mise en place, et les problèmes qui se posent du fait de la dichotomie entre la philosophie d’origine et la réalité pratique des applications.
Les problématiques liées à la philosophie d’origine, à la vision, ont été très largement couvertes dans les interventions précédentes. La décentralisation et la transparence s'intègrent mal dans le cadre réglementaire du RGPD, que ce soit pour la responsabilité du traitement des données ou pour le droit à la suppression des données ; le droit à l'oubli.
La philosophie d’origine, aussi séduisante soit-elle, pousse un peu à la schizophrénie si l’on est attaché au respect de la réglementation. Cette tension ne concerne pas seulement la protection des données, mais aussi la réglementation financière. Je parlais tout à l'heure de la nécessité d’avoir des portefeuilles froids, qui ne nécessitent pas de tiers pour la gestion des clés et des actifs liés. Nous avons en France l’un des leaders mondiaux pour ce type de solutions, Ledger. On devrait le mettre en avant, c’est une bonne chose. Et en même temps, voici ce que dénonce Marcel Moritz dans l’ouvrage Blockchain et Protection de la Privacy :
ce mode de stockage échappe […] aux dispositions de la loi PACTE du 22 mai 2019, qui a instauré le statut de Prestataires de Services sur Actifs Numériques (PSAN) applicable aux intermédiaires qui aident à obtenir et stocker des cryptoactifs.
Marcel Moritz, Blockchain et Services Publics, Blockchain et Protection de la Privacy, Larcier-Intersentia, Juin 2025
Je ne vais pas paraphraser ce qui a déjà été très bien dit sur toutes les problématiques réglementaires liées à la philosophie de la blockchain. Je vais plutôt me concentrer sur les aspects pratiques qui, aujourd’hui, empêchent de concrétiser cette vision. Car, de la théorie à la pratique, il y a un monde. L’idée qu’il est le plus important de démystifier est la décentralisation des applications de la blockchain. Dans les faits, c’est au mieux une illusion, au pire un mensonge. Et cela a de multiples conséquences.
Il y a une raison technique assez simple : les « vraies » blockchains décentralisées et transparentes sont soumises à des contraintes de capacité. On ne peut pas y stocker une quantité infinie d'informations et on ne peut pas contrôler la rapidité de traitement des requêtes. Faire traiter des transactions en priorité devient rapidement prohibitif, et même en acceptant des frais sans commune mesure avec ce qu’une banque facturerait, on ne pourrait pas garantir un temps de latence suffisamment faible pour des applications à grande échelle. Même si des blockchains comme Solana offrent des solutions plutôt intéressantes d’un point de vue du coût et de la rapidité(1), il faut considérer que, pour les chaînes les plus établies comme Bitcoin ou Ethereum, les transactions restent, contrairement à la croyance générale, chères et très lentes. Ceux qui acceptent de payer ce premium ont des motivations très particulières. Ce n’est certainement pas le cas du grand public et encore moins des fournisseurs d'infrastructures financières. Ici, je rejoins l’avis de Julien Gossa :
les blockchains permettent de […]créer [de la] confiance, mais avec des coûts techniques, organisationnels, financiers et environnementaux non négligeables : les performances, notamment en termes de temps de traitement des transactions, seront toujours inférieures à celles d’un système traditionnel, et il faudra toujours trouver un moyen de motiver des pairs à investir dans le processus de minage(2)
Julien Gossa, Les blockchains et smart contracts pour les juristes, 2018
Centralisation, opacité : l’angle des régulateurs
Pour contourner ces contraintes de capacité, les opérateurs ont recours soit à des blockchains privées ou de consortium (permissionnées), soit à des solutions de seconde couche (Layer 2) qui n’interagissent que sporadiquement avec la blockchain principale par l’intermédiaire de smart contracts. Cette liste est très simplifiée, il y a en fait de nombreux schémas possibles, et une infinité de combinaisons entre eux. Avec ces solutions, c’est non seulement le principe de décentralisation opérationnelle qui disparaît mais aussi souvent celui de transparence. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il y a en fait toujours au moins un intermédiaire qui centralise et qui représente potentiellement un maillon faible dans la chaîne de valeur. Souvent, il y a plusieurs maillons faibles, mais cela est rarement explicité.
Je mets de côté un instant la question des smart contracts, on y reviendra. La centralisation n’a pas que des inconvénients car elle offre un angle d’attaque aux régulateurs. Il leur est très difficile de s’attaquer aux réseaux totalement décentralisés. C’est ce qui explique que ces écosystèmes soient extrêmement toxiques. Marcel Moritz rappelle que c’est « un marché très immature, regorgeant d’arnaques, d’actifs fortement capitalisés n’impliquant pourtant aucune innovation réelle ni pertinente ».
Ici, c’est un peu regarder le verre à moitié vide, car il peut y avoir un intérêt, pour des raisons de souveraineté de vouloir échapper au contrôle d’un tiers. J’écoutais récemment un entretien avec Ken Rogoff, ancien chef économiste du FMI en marge de la sortie d’un ouvrage appelé “Our Dollars, your Problem" ; ce n'était pas du tout sur le thème de la blockchain mais il a mentionné à deux reprises l’initiative de la banque centrale européenne dans le domaine de Central Bank Digital Currency (CBDC). Il la présentait comme une menace pour l’influence américaine en faisant échapper une partie des volumes de transactions du contrôle absolu qu’ont les américains sur les infrastructures financières et plus généralement sur les activités financières par la régulation du dollar qui permet de pénaliser, économiquement, entreprises et pays.
J’ai quelques réserves sur cette initiative de CBDC de la BCE mais elle a le mérite d’exister, et elle progresse suffisamment pour que les observateurs américains s’en inquiètent, donc c’est déjà un petit pas dans la direction de la dé-centralisation. Ou plutôt de la re-centralisation. Si je voulais être facétieux, je dirais que le concept de décentralisation par la blockchain, rappelle un peu la décentralisation de l’administration française il y a 20-25 ans : on transférait le contrôle de Paris vers les régions, mais ça restait malgré tout une administration centralisée et bureaucratique… et pas nécessairement moins coûteuse.
C’était une digression ; je reprends le fil de mon propos sur la régulation des activités crypto.
Les régulateurs ont très peu d’emprise sur les systèmes décentralisés mais dès lors qu’un opérateur vend un produit ou service alors il peut être soumis à la réglementation visant la mise sur le marché (pour rappel, RGPD n’est pas une réglementation sur les produits ou services). De mon point de vue, les régulateurs ont bien raison de s'intéresser aux intermédiaires dans les chaînes de valeur des applications de la blockchain car ces chaînes de valeurs sont très concentrées, avec un petit nombre d’acteurs dont la défaillance peut avoir un effet boule-de-neige en aval. Le problème est que tout projet de supervision efficace de ces services se heurte au manque d’homogénéité dans la classification des crypto-actifs entre les différents pays.
Ces questions se posent à tous les niveaux, domestique ou international, ce qu’il est facile d’illustrer en se concentrant sur les applications financières. Stefania Attolini souligne que la coopération, notamment en matière fiscale, entre les états de l’UE se heurte aux notions d'établissement stable ou de fait générateur, ne pouvant plus « garantir que les bénéfices [soient] imposés là où les activités économiques génératrices de bénéfices sont exercées et où la valeur est créée ». On pourrait aussi citer le débat sur la supervision de ces activités aux États-Unis, où différents organes ont des prérogatives (la CFTC pour les crypto-monnaies considérées comme des commodities, la SEC pour les tokens considérés comme des securities, souvent émis lors d'ICO), en application d'une jurisprudence datant de 1946 sur des vergers d’agrumes (le Howey Test). Il apparaît souvent que le flou juridique est total, ce dont je peux témoigner, moi qui vis au Royaume-Uni et qui ai eu des activités liées à la blockchain en France.
Des institutions source de normes internationales tentent de préempter le sujet des risques systémiques
Ceci n'empêche pas des tentatives de coordination, notamment de la part d’organismes sources de normes internationales, inquiets de l'émergence de colosses aux pieds d’argile qui pourraient mettre en péril la stabilité financière. Car ces institutions ont bien compris que, comme le rappelle Stefania Attolini citant la Banque des Règlements Internationaux (BRI, ou BIS en anglais), « la décentralisation – point fort de la DeFi – n’est qu’illusoire »(3). Je pourrais citer aussi le Financial Stability Board qui a proposé en 2023 un cadre pour la réglementation des stablecoins et aux applications de la blockchain, ou encore l’initiative du comité CPMI-IOSCO (Committee on Payments and Market Infrastructures - International Organization of Securities Commissions) sur l’utilisation de stablecoins en 2022.
Nous n’avons pas le temps ici de passer en revue l’ensemble de leurs recommandations - vous retrouverez les sources ci-dessous - mais je vais synthétiser un peu les problématiques auxquelles elles entendent répondre: le FSB et le comité CPMI-IOSCO s’inquiètent tous deux de la création d’interdépendances complexes entre les fournisseurs de services, phénomène que CPMI-IOSCO juge bien plus prononcé que dans la finance traditionnelle. Ils s'inquiètent aussi de l'intégration de multiples fonctions au sein d’un même groupe d'affiliés créant des problèmes de gouvernance en raison de conflits d'intérêt. Le FSB dénonce le manque de compliance avec la réglementation en vigueur, invitant à une plus grande coopération internationale. Les deux institutions pointent des risques dans ces chaînes de valeur complexes. Notamment un risque de crédit des intermédiaires, qui est d’autant plus inquiétant que les bonnes pratiques de ségrégation entre les actifs des clients et ceux du prestataire ne sont pas toujours respectées.
Lorsque les jetons émis sont adossés à des actifs qui ne sont pas sur la blockchain - c’est le cas des stablecoins adossés à des monnaies fiat - il y a un intermédiaire qui doit jouer un rôle équivalent à celui d’un dépositaire. Cet intermédiaire représente un risque. Et il ne s’agit pas seulement de pouvoir prouver que le sous-jacent existe, il existe aussi un risque de décorrélation de liquidité et de maturité entre le token et le sous-jacent. Cette dichotomie peut impacter le prix et exposer l'intermédiaire en cas de panique des utilisateurs. En évoquant l’hypothèse de l’utilisation de stablecoins pour des paiements internationaux à grande échelle, CPMI-IOSCO rappelle qu’une monnaie de banque commerciale peut se substituer à une monnaie de banque centrale pour un règlement si les risques de liquidité et de crédit sont quasi-nuls (Principe 9 des Payment and Financial Markets Infrastructure). Or, ce n’est absolument pas le cas des chaînes de valeur des stablecoins.
Cette accumulation invisible de risques dans la structure correspond, en finance, à de l’effet de levier. Le risque n’est pas nécessairement une mauvaise chose, mais il convient de se demander si les utilisateurs sont bien rémunérés pour ce risque. Or si les utilisateurs n’ont pas conscience des risques supplémentaires, ils ne se rendent pas compte que le rendement n’est pas bon. L’effet de levier est souvent grand en pratique, et les intermédiaires prélèvent de façon invisible le juste rendement du risque. C’est peut-être ce sur quoi je suis le plus critique aujourd’hui au sujet de la DéFi. Si je pense personnellement qu’il faut relativiser les risques systémiques, il y a tout de même des parallèles intéressants à établir avec les grandes crises financières. J’y reviendrai en conclusion mais avant cela, je voudrais dire quelques mots sur les smart contracts.
Les Smart Contracts
Les smart contracts sur une blockchain ouverte (Ethereum est le modèle, Solana dans une moindre mesure) sont souvent présentés comme la panacée. Il n'enlève pas la nécessité d’avoir un intermédiaire pour jouer le rôle de dépositaire si le token est adossé à un actif hors blockchain, mais on peut faire abstraction de ça pendant un instant. Faisons aussi abstraction des contraintes de capacité de la blockchain. Alors le principe du smart contract est séduisant.
Qu’est-ce qu’un smart contract ? c’est tout simplement un programme qui interagit avec les blocs de la blockchain ce qui permet d’automatiser des opérations, notamment de façon conditionnelle (if…then…else…). Je renvoie à l’intervention du Professeur Patrick Barban en introduction de ce webinaire.
J’ai passé une bonne partie de ma carrière à relire des contrats de plus de 300 pages, incluant des covenants, des sûretés, des engagements en tous genres, des mécanismes de paiement ou de répartition de valeur en cas de défaut, une liste de parties prenantes longue comme le bras… donc, nécessairement, j’ai été très réceptif à l’idée des smart contracts d’un point de vue purement opérationnel. D’un point de vue du droit, je crois que ce sont des instruments très intéressant à étudier car, pour citer Hervé Jacquemin, « les smart contracts (tout comme la blockchain, d’ailleurs) questionnent de nombreuses branches du droit : droits des contrats, protection des consommateurs, responsabilité civile, droit financier, propriété intellectuelle, droit de la concurrence, etc. ». Voir troisième table ronde, et les interventions de Mohammad Chafi et Claire Leveneur.
Les smart contracts constituent la clé de la désintermédiation. Dans mes contrats, je payais un Agent, c'est-à-dire un tiers de confiance chargé de vérifier le respect des clauses contractuelles et l’application des engagements. La rémunération était entre 10 000 et 100 000 dollars par an en fonction de la complexité. Pour clarifier : entre 10 000 et 100 000 dollars par contrat! L’enjeu de la blockchain dépasse très largement la simple question des frais bancaires dont je parlais précédemment ; l’automatisation de ces processus peut, sur le papier, faire économiser énormément d’argent.
Si tant est qu’il soit possible de tout automatiser! En pratique, ça semble très compliqué car il est exceptionnel que l'ensemble des informations et des ressources à mobiliser soient présentes sur la blockchain. Il faut la plupart du temps un tiers, appelé « Oracle », qui joue le rôle de mon Agent dans le monde physique pour déclencher l'exécution du smart contract en cas d'évènement extérieur à la blockchain.
De plus, si le smart contract implique l’automatisation d’un paiement, il suppose la présence du moyen de paiement à tout moment dans le portefeuille électronique du débiteur puisque le débiteur n’est pas prévenu de l'exécution (voir l’exemple de la vente d’un immeuble dans le chapitre d’Hervé Jacquemin). Ce scénario hypothétique suppose en fait d’avoir une garantie bloquée à 100% ce qui est très loin d’être la norme dans les relations contractuelles.
J’en viens à une chose que Linda Arcelin met en évidence dans Blockchain et Protection de la Privacy : « l’automaticité n’a pas que des avantages […] puisqu’elle exclut toute discussion, révision, appréciation judiciaire d’éventuels abus contractuels... si ce n’est après coup. » La réalité des contrats très complexes, c’est que personne ne souhaite se retrouver en défaut, et toutes les clauses qui sont insérées dans ces contrats le sont pour définir combien de temps avant un potentiel défaut les parties prenantes devront s’asseoir autour de la table pour négocier. Elles définissent aussi le poids de chacun dans cette négociation. Ce que je vais dire va probablement faire hurler les juristes mais, en réalité, dans un monde où tout est négociable, un contrat ne sert qu'à une chose: se retrouver dans une position de négociation favorable si un risque se matérialise. Or avec le smart contract, cette utilité du contrat disparaît largement.
En fait, le smart contract nous met face à une situation hybride où seulement une partie est décentralisée, et cette partie décentralisée retire une dimension essentielle du contrat. On aboutit potentiellement au pire des deux mondes : plus on s'approche de l'automatisation totale, plus il faut immobiliser de capital en amont, et moins on dispose de la flexibilité nécessaire pour renégocier avant la catastrophe.
Conclusion
Pour conclure, que retenir de tout cela ? Que la finance décentralisée, comme l’immense majorité des applications de la blockchain, est porteuse de paradoxes : les principaux arguments de vente que sont la décentralisation et transparence n’existent que rarement en pratique.
Il y a des raisons techniques pour lesquelles c’est impossible et des raisons réglementaires pour lesquelles ce n’est peut-être pas toujours souhaitable. Dans tous les cas, pour un client, la prise de conscience qu’on le prend pour un idiot n’est jamais agréable et c’est pour moi le plus gros frein à l’adoption. C’est aux vendeurs de se montrer plus transparents, plus réalistes, sur ce que sont vraiment ces solutions, dont l’utilité n'est pas nulle dans l’absolu.
Lorsque ces solutions sont des instruments financiers construits par tokenisation, les exagérations dans le discours marketing reviennent généralement à présenter comme moins risquées, grâce à de l’ingénierie de plus en plus complexe, des structures qui ne le sont pas. Voire qui sont plus risquées. Les intermédiaires suffisamment intelligents pour le comprendre peuvent alors prélever le rendement du risque dissimulé aux clients, les intermédiaires les plus naïfs restent simplement assis sur une bombe à retardement.
Tout ceci n’est pas sans rappeler les dérives ayant conduit à la dernière grande crise financière. Et je crois que le parallèle mérite d'être établi entre la titrisation des crédits subprimes et la tokenisation. En effet, les alchimistes de la DéFi semblent emprunter les recettes qui ont fait la fortune des banquiers entre la fin des années 1980 et la fin des années 2000. Ceux-ci re-packageaient du risque et le cachaient sous le tapis de la diversification ; ceux-là re-packagent du risque et le cachent sous le tapis de la liquidité.
Avec les subprimes, la notion de risque avait été tant diluée qu’on en avait perdu la possibilité, - ou simplement l’envie tant l’entreprise était complexe - de remettre en question les valeurs affichées. L’ingénierie mise en œuvre par la tokenisation est certes différente mais le résultat final est le même. La liquidité affichée des tokens est plus grande que celle du sous-jacent, mais cela implique directement un risque de valorisation accru et un risque de crédit pour les intermédiaires. Des risques de marché peuvent se matérialiser à la fois au niveau du token et au niveau du sous-jacent… voire au niveau des intermédiaires s’ils sont eux-mêmes exposés à certains marchés volatiles. Et partout le long de cette chaine, des risques de contrepartie.
Qui est le dépositaire de l’actif réel ? Le smart contract est-il audité ? La plateforme d'échange est-elle solvable ? L’oracle qui fournit les données est-il fiable ? Sans pouvoir répondre à ces questions et bien d’autres, il est inconcevable que le prix reflète la somme de tous les risques de la structure - des risques qui peuvent évidemment s’annuler (c'est ça, la bonne ingénierie financière).
Lorsqu’il existe un fossé entre la valeur perçue et le risque réel, c'est de l'effet de levier caché. La seule façon de créer de la valeur créée ex nihilo, c’est d’ignorer tous les risques. J’avais décrit ce phénomène lorsqu’en 2021, un NFT avait été vendu par la maison de vente Christie's pour 69 millions de dollars. Indirectement, cet achat était financé par de la tokenisation et j’avais illustré comment l’effet de levier sur ce risque recyclé avait conduit à cette somme folle. J’ai récemment adapté cet article pour montrer ce qu’il était advenu de toute cette valeur : elle a disparu. Christie’s a bien pris 9 millions de dollars - ou l’équivalent en crypto monnaie -, l’auteur du NFT a probablement pris 60 millions mais les petits porteurs de tokens B20 n’ont plus rien. Je vous invite à aller consulter cette histoire sur le site de Présaje si ça vous intéresse.
Je vais conclure là-dessus, ces discussions nous ont déjà emmenés bien loin du thème de la Privacy, mais je crois qu’il était pertinent d’expliciter le manque de maturité des écosystèmes de blockchain en les mettant en perspective avec l’industrie financière qui a, elle aussi, connu des excès par manque de transparence et ce dont les régulateurs ont su tirer des leçons. Je ne crois donc pas que c'était totalement hors sujet. Dans tous les cas je vous remercie pour votre attention
Notes et bibliographie
- Stefania Attolini, BLOCKCHAIN ET ACTIFS NUMÉRIQUES DANS L’AGENDA DE L’UNION EUROPEENNE : LES DÉFIS DE LA RÈGLEMENTATION ET L’AVENIR DE LA DÉCENTRALISATION, Blockchain et Protection de la Privacy, Larcier-Intersentia, Juin 2025
- Marcel Moritz, Blockchain et Services Publics, Blockchain et Protection de la Privacy, Larcier-Intersentia, Juin 2025
- Linda Arcelin, LES ENJEUX DES BLOCKCHAINS EN TERMES DE RESPONSABILITÉ, Blockchain et Protection de la Privacy, Larcier-Intersentia, Juin 2025
- Hervé Jacquemin, SMART CONTRACTS ET PROTECTION DES DONNEES A CARACTERE PERSONNEL, Blockchain et Protection de la Privacy, Larcier-Intersentia, Juin 2025
- Committee on Payments and Market Infrastructures (CPMI), Board of the International Organization of Securities Commissions (IOSCO). Application of the Principles for Financial Market Infrastructures to stablecoin arrangements, July 2022.
- Financial Stability Board, Global Regulatory Framework for Crypto-Asset Activities, Umbrella public note to accompany final framework, Juillet 2023
- Les blockchains et smart contracts pour les juristes, Julien Gossa, 2018
- Understanding the Howey Test for Digital Assets and Securities, Merkle Science, 2024