L'économie de la musique connaît la plus grave crise de son histoire. Les ventes de CD ont baissé de 30 % en trois ans aux Etats-Unis et l'on évalue à 500 millions le nombre de fichiers musicaux téléchargés "illégalement" chaque mois dans le monde. L'industrie du disque est en train de ployer sous les coups répétés de la piraterie, c'est-à-dire de la consommation, de la diffusion et de l'échange de musique par internet.
Problème judiciaire, car il s'agirait de faire respecter les règles en vigueur ? Problème juridique, dans la mesure où se pose la question de la qualification des actes incriminés, et de la responsabilité des différents intervenants ? Ou problème économique, puisque c'est toute l'économie de la musique qui serait mise à mal ? Les trois à la fois ! La crise que l'on observe aujourd'hui est un processus de reconstruction entre les technologies, les usages, les règles de droit et les stratégies des acteurs économiques.
L'imbrication de ces quatre dimensions dans cette crise est un fait essentiel, souvent ignoré. D'un côté, dans le camp des consommateurs, de nombreuses voix s'élèvent pour défendre le "libre" en arguant que les maisons de disques n'ont pas su anticiper les effets du développement de l'internet mais qu'elles finiront par s'adapter à la gratuité, comme l'ont fait avant elles les majors du cinéma face à l'explosion de la vidéo. De l'autre, le camp de la propriété intellectuelle, emmené par les fournisseurs de contenus, défend le système en place en recourant à des parades techniques et en cherchant à obtenir des jurisprudences favorables. Quotidiennement, le combat se joue devant les tribunaux. Un jour, ils donnent raison aux maisons de disques, le lendemain, ils se rangent derrière les arguments des consommateurs ou des concepteurs de systèmes de "peer-to-peer". La compréhension, dans toutes ses dimensions, du phénomène en train de se jouer n'est pas si facile.
Des technologies nouvelles sont apparues. Ce n'est pas la première fois ! Mais aujourd'hui, le cocktail est explosif : numérisation + compression + logiciels d'échange. La numérisation permet une reproduction à l'identique, ce que ne faisait pas le magnétoscope. La compression et les logiciels de partage permettent l'échange à grande échelle des fichiers reproduits. Les technologies d'aujourd'hui ne sont donc nullement comparables à toutes celles qui les ont précédées, de l'imprimerie au magnétoscope en passant par la radiodiffusion.
Consommateurs hors-la-loi
Aussi bien, la prise en compte des usages est importante. Avec le magnétoscope, on pouvait voir un film dans son salon. Cela définissait un nouvel usage et des nouvelles catégories de consommateurs, cela entraînait éventuellement des transferts de consommateurs d'un usage (le film en salle) à un autre (le film à la maison), mais au final cela ne remettait pas en cause le premier usage qui conservait ses spécificités (écran géant, sortie...). Pour la musique, l'usage est identique : une fois téléchargée et/ou gravée, on écoute sa musique de la même façon que si l'on avait acheté un CD.
Le "peer-to-peer" ne définit pas un usage complémentaire du CD, mais un usage identique, accessible gratuitement. Or la facilité de l'usage gratuit, et la difficulté de contrôle par les titulaires de droits, est l'autre trait important de l'évolution des usages. Quand des dizaines de millions de personnes sont hors-la-loi, n'est-ce pas la loi qui n'est pas adaptée ?
La propriété intellectuelle est d'abord une réponse à un problème économique, le problème d'incitation à la production de biens collectifs. Aujourd'hui, la musique devenant immatérielle et le coût de sa reproduction nul, le problème est reposé. Pour qu'il y ait création, il faut qu'elle puisse être rémunérée. Dans cette perspective, les majors envisagent ou testent différentes stratégies de mouvements capitalistiques (alliances avec des opérateurs de diffusion pour valoriser leurs catalogues), de marketing (baisse des prix ou enrichissement du produit CD), de développement de nouveaux services (musique en ligne). Aujourd'hui, il ne s'agit pas de prendre le parti de la loi contre les technologies ou des usages contre les acteurs économiques, mais bien de faire dialoguer étroitement le monde juridique avec le monde économique, en y incluant les consommateurs, pour redéfinir une économie viable qui tienne compte des nouvelles technologies et des nouveaux usages.