Adaptation d'articles de PITTI datant 2021 et 2023 sur les écosystèmes de Tokens. Il est publié ici dans le cadre du partenariat entre PITTI et l'Institut Présaje - Michel Rouger.

Il y a un peu plus de 4 ans, le 11 mars 2021, Christie’s réalisait une vente record pour l'œuvre Everydays : the first 5000 days de l’artiste Mike Winkelmann, plus connu sous le pseudonyme Beeple. Les enchères avaient atteint des niveaux inattendus, jusqu'à faire craindre un panne du site internet de la maison de ventes. Le collage digital finit par être adjugé pour 69 millions de dollars (dont 9 millions de frais pour Christie's). Il s'agissait alors de la troisième vente la plus élevée pour une œuvre d’un artiste encore en vie, derrière Jeff Koons et David Hockney.
Au-delà de son prix record, cette œuvre avait la particularité d'être un Non-Fungible Token (NFT ou Jeton non fongible en français). Si vous avez manqué la dernière bulle spéculative de la Tech : « Non-fongible » signifie que les jetons ne sont pas interchangeables entre eux, ils ne sont pas substituables l’un a l’autre comme un billet de banque pourrait être substitué à un autre billet de la même valeur. Chaque NFT est en quelque sorte unique et c’est la technologie de la blockchain qui en garantit l’unicité et la propriété. Le concept a connu un énorme succès entre la mi-2020 et la mi-2022.
Et avec ces 69 millions de dollars, Beeple établit un nouveau record pour une vente de NFT, effaçant sa propre marque de 6,6 millions de dollars pour son Crossroads vendu sur le marché secondaire quelques semaines plus tôt.
Au moment de ces ventes sensationnelles, Beeple faisait pourtant figure de nouveau venu dans le monde du Crypto-art, puisqu’il n’en fit vraiment la découverte qu’environ 6 mois auparavant. Bien avant son virage technologique, il était un artiste reconnu pour ses œuvres digitales, ayant travaillé pour les plus grandes marques et personnalités notamment dans la musique. Sa renommée pouvait déjà se mesurer aux millions d’abonnés qu’il possédait sur les réseaux sociaux. L’un de ses grands projets artistiques consistait à produire, chaque jour, une nouvelle création et à la partager en ligne ; une série intitulée Everydays qui s’est étalée sur plus de 14 ans.
Pour sa première expérience du Crypto-art en Octobre 2020, il avait vendu 3 NFTs pour un montant de 130 000 dollars, dont le fameux Crossroads acheté alors pour 66 666 dollars. Un coup d’essai rapidement transformé en ce qui fut, déjà, un coup de maître puisque dès Décembre 2020, plusieurs NFTs de sa collection « Everydays » furent vendus pour un montant total de 3,5 millions de dollars en un seul week-end. Le NFT du record fut créé en regroupant ses 5000 premiers Everydays, soit la quasi-totalité de la collection, sur un seul jeton.
Lorsqu'ils signèrent le chèque de 69 millions de dollars, les acheteurs Vignesh Sundaresan et Anand Venkateswaran, fondateurs de fonds spécialisé dans les NFTs Metapurse, n’en étaient pas non plus à leur coup d’essai. Ces collectionneurs avaient déjà pesé pour près de 2,2 millions dans la vente de décembre 2020. Loin d’être irrationnelle, leur stratégie avait une forte dimension financière, et reposait sur un plan bien plus élaboré que la simple spéculation sur une hausse du prix des œuvres qu’ils achetent.
Dès janvier 2021, ils créèrent 10 millions de B20, de nouveaux tokens représentant des fractions des NFTs achetés pour 2,2 millions de dollars en décembre. Ce procédé est couramment appelé tokenisation et peut s’appliquer à toute forme d’actif, y compris a des actifs physiques dans le monde réel. Et c’est très rentable : 2,6 millions de ces B20 ont été mis en vente initialement pour un montant total d’un million de dollars, soit 0.38 dollars par jeton. Le cours du B20 a grimpé jusqu’à 28 dollars en Mars 2021 avant de retomber aux alentours de 2 dollars en mai puis 1 dollars en septembre 2021 (0.08 dollars aujourd'hui). Pendant près d'un an, l'opération a été créatrice de valeur, c'est-à-dire que la valeur théorique des 10 millions de B20 était supérieure à la valeur initiale des NFTs acheté a Beeple en décembre 2020 - 2,2 millions de dollars.
Cette création de millions de dollars ex-nihilo par la tokenisation n’est pas un cas isolé et les principes financiers qui sous-tendent ce phénomène méritent d'être analysés.
Une prime de liquidité
Il y a d’abord un effet quasi mécanique lié à l’augmentation de la liquidité. La liquidité se définit comme la facilité à convertir un actif en cash, c’est-à-dire à le vendre rapidement, sans en affecter le prix. En découpant un actif dont la valeur est très élevée en 10 millions de tokens, on en accroit la liquidité puisque, plus la valeur unitaire est faible, plus il existe d’individus dont le revenu disponible ou la capacité de financement permet théoriquement l’achat.
L’un des mécanismes financiers de base veut que, toutes choses égales par ailleurs, plus la liquidité est élevée, plus le prix relatif est élevé et plus le rendement est faible. L’effet sur le prix d’une diminution de la valeur unitaire est observable sur de nombreux marchés y compris des marchés bien plus matures que les NFTs. Il manque cependant une étude académique de référence sur le sujet. Cela peut être dû à la difficulté d’isoler totalement les contreparties du découpage. Voici quelques exemples :
- Grâce aux nombreuses plateformes d’échange d’or, il est possible d’observer que le prix au gramme d’un lingotin de 20 grammes est supérieur à celui d’un lingotin de 50g, lui-même supérieur à celui d’un lingotin de 100g, etc… cela semble se vérifier pour toutes les tailles. Mais il est impossible d’en tirer directement des conclusions quant à l’effet de la valeur unitaire car le coût de production est plus élevé pour les petits grammages. Des économies d’échelle importantes sont possibles en ne produisant que des lingots de 1kg et ces coûts peuvent être intégrés au prix de vente initial des producteurs.
- Sorare, un marché de NFT suivi par PITTI depuis sa création, permet l’échange de « cartes » virtuelles de footballeurs à des fins de collection et de jeu. Ces cartes ont plusieurs niveaux de rareté avec une carte unique par an, 10 cartes « super rares », 100 cartes rares et 1000 cartes « limited ». Sur ce marché, il est évident que, dans l’immense majorité des cas, le prix n’est pas corrélé à la rareté. Le design du jeu fait que l'utilité marginale d'une carte décroit très rapidement: pour un utilisateur donné, l'utilité totale de 1000 cartes « limited » est négligeable par rapport à l'utilité d'une carte unique. Cependant l'utilité totale de 1000 cartes « limited » réparties entre 1000 utilisateurs est très supérieure à l'utilité d'une carte unique. Ceci peut justifier un prix relativement plus élevé si l'on se fie à la théorie économique Néoclassique1.
- L’augmentation de la liquidité résultant de la diminution de la valeur unitaire peut aussi motiver les splits d’actions pour les entreprises cotées. Le split d’action consiste à diviser une action en plusieurs actions nouvelles. Lorsque ce procédé conduit à une augmentation de valeur, il permet d’augmenter les fonds propres de la société, du moins sur le papier. Les splits d’actions ont fait l’objet de plusieurs recherches académiques, notamment de David L. Ikenberry en 1996 et 20032. Ses travaux ont conclu que les actions ayant subi un split surperformaient le marché d’environ 8%, ce qui peut soutenir l’hypothèse qu’une diminution de la valeur unitaire conduit à une augmentation du prix relatif. Mais comme pour les NFTs de Sorare, il ne faut pas ignorer les autres caractéristiques attachées aux actions, en particulier le droit de vote des actionnaires et l’implication que cela peut avoir pour prendre le contrôle d’une entreprise.
Dans le cas des actions, si la prime de contrôle empêche encore une fois de quantifier l’effet de la diminution de la valeur unitaire sur le prix, les travaux d’Ikenberry ont le mérite de donner un ordre de grandeur lorsque l’on veut estimer l’impact de l’augmentation de la liquidité. Et les 8% observés sont sans commune mesure avec l’effet de la tokenisation de Sundaresan et Venkateswaran, qui ont transformé 2.2 millions en 10 millions entre janvier et septembre 2021… pour des actifs qui n’ont d’autre utilité que d’être détenus dans un coffre-fort digital.
Si la liquidité ne suffit pas à elle seule à justifier la valeur créée par la tokenisation, quelles sont les variables qui peuvent manquer dans cette équation ? Lorsque le prix total des tokens émis est supérieur au prix de l’actif sous-jacent, il est induit que le rendement du token est inférieur à celui du sous-jacent. Donc que le risque doit être inférieur. C’est un fait établi pour le risque de liquidité mais il faut s'assurer que d’autres risques, faute d’être réduits, ne sont pas tout simplement ignorés par les acheteurs.
Des risques largement ignorés?
Les adeptes des cryptomonnaies vantent les mérites décentralisant de la blockchain qui permet la désintermédiation et donc, à terme, la diminution des coûts et des risques. Pour autant, la tokenisation replace les intermédiaires au cœur du système. Et avec eux le risque de contrepartie.
Pour commencer, il faut expliciter qu'un intermédiraire est nécessaire dès lors que l'actif sous-jacent n'est pas intégralement stocké sur une blockchain (on-chain) ce qui est un pré-requis pour la mise en place de «smart contracts». Pour cette raison, il y a toujours une contrepartie en cas de tokenisation d'un actif physique, et c'est aussi le cas de la plupart des actifs digitaux, même les NFTs : compte tenu des contraintes de capacité et du coût de stockage sur les chaines les plus communément utilisées comme Ethereum, les métadonnées qui font l’utilité d’un token sont typiquement stockées hors de la chaine (off-chain). Pour une œuvre d’art, l’image haute résolution est rarement stockée on-chain et, dans ce cas, le NFT ne contient que l’adresse du serveur où elle est stockée. Si le serveur disparait, l’image disparait. Lorsque la valeur d’un token tient autant aux informations off-chain qu’à sa rareté, il faut identifier les risques liés aux contreparties qui détiennent ou contrôlent ces informations.
Ensuite, qu’il s’agisse de tokenisation d’actifs physiques, d’actifs intangibles comme une marque ou des droits d’auteur ou qu’il s’agisse d’autres jetons, il faut comprendre la nature et les modalités de la collatéralisation. L’actif sous-jacent peut-il réellement être vendu ?
- Si ce n’est pas le cas, demandez-vous ce que vous détenez vraiment. Est-ce simplement un droit ? Auquel cas, pourquoi y attacher un actif en collatéral? Cette question est essentielle pour identifier les projets qui ne relèvent que de la chaine de Ponzi.
- S’il peut être vendu, comment les produits de la vente sont-ils remontés aux détenteurs des tokens? est-ce automatique, par smart contracts ou cela nécessite-t-il l’intervention d’un intermédiaire? L’intermédiaire a-t-il la discrétion sur la décision de ne pas distribuer les produits d'une vente pour, au contraire, les réinvestir? Si l'intermédiaire détient un mandat discrétionnaire, doit-on le considérer comme un gestionnaire d'actif? Peut-il être regulé comme tel?
Tant que les tokens ne représentent pas de risque systémique, il est peu probable qu’ils soient un jour soumis à quelque forme de régulation prudentielle ; les stablecoins représentant potentiellement une exception intéressante. Par contre, il faut s’attendre à ce que s’impose aux émetteurs une forme de réglementation visant la protection des consommateurs. La certification par une autorité tierce, étatique ou non, pourrait permettre d'éliminer les contreparties problématiques mais, d'ici là, l'asymétrie d'information entre acheteurs et émetteurs de tokens laisse la porte ouverte à toutes sortes d'abus au détriment des consommateurs. Des abus qui se sont malheureusement matérialisés à de nombreuses reprises dans ces écosystèmes où le problème de la spéculation est l'arbre qui cache la forêt.
Au lieu de se concentrer sur la spéculation, l’attention devrait probablement se porter sur la propriété des jetons et sur l’information transparente à propos des risques. Ces thèmes sont communs dans le secteur financier qui est, lui, hautement intermédié et hautement réglementé.
Un contrat de prêt à une entreprise peut-être une bonne analogie financière pour les tokens : la documentation juridique n'établit pas seulement un droit de recevoir un intérêt contractuel, mais indique également comment les sûretés sont mises en place sur un actif (le cas échéant) ce qui peut nécessiter de se référer à d'autres contrats. Le contrat de prêt indique aussi qui est responsable de l'exécution des sûretés ou des garanties, les évènements déclencheurs, et plus généralement comment et quand les flux de cash ont lieu entre l'emprunteur et le prêteur, ou encore s'il existe des restrictions à la transférabilité du prêt d'un prêteur à un tiers… La plupart des étapes impliquent des actions d'une ou plusieurs parties prenantes au contrat. D’un point de vue très simplifié, la promesse de la technologie blockchain est de réduire l’implication d’intermédiaires et donc la nécessité de les superviser (en plus d'autres avantages tels que les économies de temps et d'argent). Cependant, la réalité pratique de la désintermédiation n'est pas toujours claire dans la finance décentralisée - c'est un euphémisme.
La défaillance d'une contrepartie ou d'un prestataire de services est la plus grande menace et la plus souvent négligée pour les propriétaires de jetons. Cela va bien au-delà des intermédiaires spécifiques à un projet car les infrastructures supportant l’industrie de la blockchain, au sens large, sont assez concentrées et pas aussi décentralisées que ce qu'on laisse entendre au grand public. En tous cas, pas assez pour empêcher un effet domino si un acteur majeur s’effondre. Il ne s'agit pas seulement d'identifier des fraudeurs ou des escrocs dans une chaîne de valeur, il s'agit également de comprendre si les entreprises peuvent supporter des perturbations opérationnelles ou si elles ont les moyens de voir leurs actifs gelés à chaque fois qu'un fournisseur ou prestataire dépose le bilan. Les points d’attention concernant les intermédiaires comprennent :
- Blockchain (infrastructure) :
- Quelqu'un peut-il voir/auditer ce qui se trouve sur la blockchain ?
- Qui a l’autorité de valider les blocs ?
- Quel est le risque que la blockchain cesse d'être exploitée à moyen-long terme en raison d'un défaut de modèle économique soutenable des opérateurs ? Quelles réponses peuvent être apportées dans un tel scénario ? Une migration est-elle possible ?
- Dépositaires / portefeuilles (propriété des jetons) :
- Qui contrôle le portefeuille (wallet) qui contient les jetons ? S'il s'agit d'un portefeuille géré par une plateforme tierce:
- qui détient la clé privée?
- Si la plateforme s'effondre ou restreint l'accès, l'utilisateur pourra-t-il contrôler directement le portefeuille? Comment?
- Comment est sécurisé l'accès à la plateforme? Les cas de vols de jetons sont souvent associés à des techniques d'hameçonnage tout à fait classiques permettant d'accéder au portefeuille en se connectant au site du dépositaire.
- Places de marché :
- L'utilisateur est-il tenu d'effectuer un dépôt avant un achat ou l'achat est-il directement débité d'un portefeuille non-hébergé (géré par l'utilisateur) ou d'un compte bancaire ? Lors de la vente, l'utilisateur reçoit-il directement un paiement ou le montant est-il crédité sur un compte sur la plateforme ? Si le compte est crédité en crypto-monnaie, où se trouve le wallet et qui le contrôle ? Dans tous les cas, le solde du compte est-il séparé des devises ou des crypto-monnaies de la plateforme ?
- Comment la place de marché gère-t-elle la réglementation AML ?
- Les intermédiaires, s'il y en a, sont-ils audités par des cabinets réputés ? Où les intermédiaires critiques gardent-ils leur argent (banque ou échange) ?
- Qui contrôle le portefeuille (wallet) qui contient les jetons ? S'il s'agit d'un portefeuille géré par une plateforme tierce:
- Informations hors chaîne (si critiques pour l'utilité) : les informations peuvent-elles disparaître, soit parce que l'opérateur du serveur rencontre des difficultés opérationnelles ou financières, soit parce que l'émetteur du jetons cesse de payer ?
- L'émetteur et les intermédiaires, s'il y en a, sont-ils soumis [ou censés le devenir] à des lois et réglementations (prudentielles, financières, propriété intellectuelle, …) ? Cela pourrait-il avoir un impact significatif sur leurs modèles opérationnels ou leurs modèles économiques? ou même la liquidité des jetons?
Notez que les chaînes de valeur peuvent être partiellement ou totalement intégrées car une plateforme peut contrôler à la fois l'émission des jetons, administrer la blockchain sous-jacente, assurer le rôle de dépositaire et organiser le marché. Voire donner l'utilité.
L'exercice périlleux de la valorisation
La transparence en matière de valorisation est un autre domaine dans lequel l'industrie du token semble extrêmement en retard. Dans ce secteur, la liquidité et la valorisation sont les deux faces d'une même médaille puisque la méthodologie de valorisation sur les marchés de tokens repose souvent sur les transactions historiques. Même en agrégeant des transactions sur des tokens dit « comparables » - une notion parfois subjective – les volumes de transactions peuvent être extrêmement faibles. Bien qu'il ne soit pas facile de vendre, une seule transaction ou même une simple mise en vente (appelé le "Floor" dans le jargon des crypto actifs) peut suffire à fournir une valorisation affectant tous les tokens comparables.
S'appuyer sur un prix unique ne serait pas considéré comme une bonne pratique en Finance. Ce n'est pas trop problématique dans un marché haussier car les valorisations basées sur les transactions historiques sous-estiment généralement la juste valeur marchande. En revanche, l'approche n'est plus du tout «prudente» si le marché se retourne. Dans tous les cas, la réglementation oblige les professionnels de la Finance à mettre en évidence le risque de liquidité à leurs clients [investisseurs non professionnels] pour les actifs qui ne sont pas échangés fréquemment. L’argument selon lequel les volumes et la fréquence des transactions sont disponibles sur la blockchain (si elle est publique) est difficilement valable car seuls quelques utilisateurs ont les connaissances techniques pour interroger une blockchain à grande échelle et pour agréger les informations pour constituer des groupes de jetons comparables.
Ajoutant à la complexité de la liquidité de tokens, les émetteurs peuvent entrer en concurrence avec leurs propres clients pour vendre des jetons : des projets peuvent être conçus pour assurer que le marché primaire (ventes par l’émetteur) a priorité sur le marché secondaire (ventes par les utilisateurs) de sorte que, lorsque le marché se refroidit, un revenu de base pour l’émetteur soit maintenu. Si les volumes secondaires disparaissent, les valorisations basées sur les transactions n'ont aucune valeur pour les détenteurs de jetons. Ainsi, la gestion de l'offre par les émetteurs de jetons est une source de préoccupation majeure dans de nombreux projets. Les points d’attention concernant la valorisation et la liquidité comprennent :
- Emissions & volumes :
- Existe-t-il des teneurs de marché ? Plus généralement, quelqu'un est-il payé pour influencer les prix ou les volumes ? Un participant sur le marché a-t-il une influence significative sur le volume secondaire ?
- Comment les volumes primaires évoluent-ils relativement aux volumes secondaires ? À quelle vitesse le stock global augmente-t-il (c'est-à-dire combien de nouveaux jetons sont mis sur le marché chaque mois/année) ? Le stock n'augmente-t-il qu'à la suite de transactions ou les jetons sont-ils aussi distribués comme cadeaux, rendement ou récompenses ? Quelle est la rotation des stocks ?
- S'il y a des indications que les volumes primaires sont plus résistants que les volumes secondaires, est-ce motivé par une plus grande utilité des jetons nouvellement émis ? ou est-ce simplement parce que les utilisateurs sont empêchés de concurrencer l'émetteur ?
- Valorisations:
- Si des informations sur les prix existent, combien de transactions couvrent-elles ? A quand remonte la dernière ?
- Si la valorisation est exprimée dans une devise fluctuante et que les actifs sont illiquides : la devise de présentation reflète-t-elle la devise de référence des utilisateurs finaux ?
- Vendre sur une place de marché : si le produit d'une vente est libellé en jetons fongibles (crypto-monnaie), quelle en est la liquidité, c'est-à- dire la facilité à les convertir en cash ?
- Rendement (utilité financière) :
- Si le rendement est libellé en jetons fongibles (crypto-monnaie), quelle en est la liquidité ?
- Le rendement sous forme de jetons peut exacerber l'influence de la demande : l'augmentation de la demande peut entraîner une augmentation des prix, de sorte que la valeur du yield augmente, ce qui augmente l'utilité financière, ce qui contribue à l'augmentation des prix. Cependant, si les prix commencent à baisser en raison d'un manque de demande, le rendement diminue également, ce qui peut accélérer la baisse. Le cercle vertueux se transforme en cercle vicieux.
Une impression de déja-vu
Dans le cadre de la tokenisation d'un actif, il est essentiel de comprendre si l’augmentation relative de la valeur totale des parts par rapport à celle du sous-jacent ne reflète pas une dissolution partielle ou totale des risques associés a l'actif. Une telle dissolution serait envisageable pour le risque de liquidité, mais très difficle à justifier pour tous les autres risques.
En prenant un peu de recul sur l’outil qu’est la tokenisation, on peut constater non sans ironie que la finance décentralisée (Decentralised Finance ou Defi en anglais) emprunte certaines recettes aux banquiers de la fin des années 1980. Le procédé rappelle en effet la titrisation qui vise à regrouper des actifs au sein d’une entité émettant en contrepartie des titres, parfois en plusieurs tranches de titres aux caractéristiques spécifiques, afin de ventiler le risque et la valeur sur différents profils d’investisseurs.
La titrisation sous sa forme moderne apparait à la fin du 17e siècle avec la restructuration de la dette de l’empire britannique, revendue à des sociétés commerciales émettant à leur tour des actions. Mais faute de conviction des investisseurs sur le long terme, cette première tentative documentée de titrisation à grande échelle est abandonnée au début du 18e siècle et restera sans suites notables pendant près de 250 ans. C’est au milieu des années 1970 que le procédé réapparait aux Etats-Unis avec l’émission des premiers titres adossés à des crédits immobiliers (Mortgage-Backed Securities, ou MBS en anglais), titres garantis par l’agence gouvernementale Ginnie Mae. Cette fois, le modèle convainc, et l’industrie de la titrisation décolle réellement en 1983 lors qu’une autre agence gouvernementale, Fannie Mae, émet les premières obligations collatéralisées par des crédits immobiliers (Collateralized-Debt Obligations ou CDOs). Le modèle s’étend rapidement aux crédits automobiles (1985) puis aux cartes de crédit (1986) et même a des produits issus d’autres segments du monde financier tels que des polices d’assurance dans les années 1990.
La titrisation connait un tel succès auprès des banques car elle permet la redistribution du risque – principalement risque de crédit - de leurs bilans vers le marché. Pendant des siècles, le métier de banquier a consisté à mutualiser les risques mais ce nouvel outil a apporté de nouvelles opportunités de se « dé-risquer ». Et ainsi de rentrer plus facilement dans les clous de la réglementation prudentielle mondiale qui voyait le jour à l’image du ratio Cooke introduit en 1988. Pour les investisseurs et pour les agences de notations, ces titres ou obligations étaient très sûrs du fait de leur extrême diversification et des mécanismes d’amélioration du profil de risque (credit enhancement) qu’autorisaient les structures à plusieurs tranches. La titrisation fut longtemps considérée comme la panacée pour les banques et connut une apogée au milieu des années 2000 avant un effondrement spectaculaire entrainant une crise financière mondiale.
Tout le monde s’est alors accordé pour pointer du doigt la titrisation qui avait tant dilué la notion de risque qu’on en avait perdu la possibilité - ou tout simplement l’envie tant l’entreprise était complexe - de remettre en question les valeurs affichées. Les critiques ont notamment mis en évidence un mécanisme particulièrement pervers où les banques, après avoir assaini leurs bilans et/ou généré un profit substantiel par la titrisation, pouvaient réinjecter dans le système les liquidités perçues. Réinjecter ces nouvelles ressources signifie émettre de nouveaux prêts tout en sachant qu’il serait possible de se débarrasser plus tard de ce risque… en le titrisant. Ce recyclage permet de prendre plus de risque dans la sélection des crédits, et les commissions qui en découlent incitent à faire plus de volume, avec à la clé une pression inflationniste. Il est largement admis que les banques ont ainsi alimenté la bulle jusqu’à l’explosion.
Etablir le parallèle entre la titrisation et la tokenisation permet de rappeler qu’il y a eu des précédents à la dichotomie importante qui peut exister entre les prix de jetons émis et les prix des actifs sous-jacents. Mais le parallèle conduit aussi à s’interroger sur la contribution que peuvent avoir les émetteurs dans la hausse des prix tokens lorsqu’ils réinjectent constamment dans le système de l’argent qu’ils créent ex-nihilo.

Il n’est probablement pas anodin qu’au moment de placer la dernière enchère sur Everydays : the first 5000 days, les futurs vainqueurs étaient assis sur 5 millions de B20, valorisés 28$ l’unité ce jour-là, soit 140 millions de dollars. Par rapport au pic de mars 2021, le jeton a aujourd'hui perdu 99.8% de sa valeur. L'exemple du B20 doit être remis dans le contexte de la folle vague spéculative du métaverse au début des années 2020 mais son effondrement était totalement prévisible. C'est d'ailleurs de qui avait poussé PITTI à publier, à l'époque, l'analyse qui a été adaptée pour cet article.
Si la tokénisation représente un outil formidable pour augmenter la liquidité de certains actifs, l'analyse de risques dans la chaine de valeur du token restera un passage obligé pour éviter des catastrophes comme celle du B20. La grille d'analyse utilisée pour les écosystèmes de NFTs est parfaitement adaptée à la finance décentralisée puisque NFT et DeFi utilisent les mêmes outils pour servir des marchés différents.
1. Il est notable que l'argument avancé pour le prix de l'or repose sur une conception objective de la valeur, chère aux Classiques, alors que les Néoclassiques sont attachés à une conception subjective.
2. David L. Ikenberry, Graeme Rankine and Earl K. Stice, 1996 : What Do Stock Splits Really Signal?