Dans Les Femmes savantes de Molière, lorsque Bélise demande à sa servante Martine si elle prétend toute sa vie offenser la grammaire, celle-ci lui répond : « Qui parle d’offenser grand-mère ni grand-père ? » Même les institutions les plus sérieuses souffrent parfois de malentendus semblables. Dans le domaine juridique, l’un de ces malentendus porte sur la notion de common law, sur laquelle je voudrais apporter quelques précisions. Je vais pour cela faire quelques rappels historiques sur les quatre juridictions du Royaume-Uni.
L’Angleterre
On oublie souvent qu’avant l’élaboration de la common law, l’Angleterre a longtemps été soumise à la loi romaine, entre 54 avant J.-C., date de la conquête par Jules César, et 410, date à laquelle les Romains quittent l’Angleterre. Par ailleurs, le christianisme a fait son apparition en Angleterre dès le IVe siècle et au VIIe siècle, Saint Augustin (597) fonda l’archevêché de Cantorbéry, puis celui de York et instaura la loi canonique, d’inspiration également romaine, qui perdure aujourd’hui à travers les tribunaux de l’église anglicane jusqu’à la Cour suprême.
En 439, la chronique des Anglo-Saxons, consignée par le manuscrit Parker de l’université de Cambridge, fait état de l’arrivée de Hengist et Horsa, deux frères venus du Jutland (une région du Danemark) pour porter secours au roi Vortigern de Kent. Ces deux frères, chers à ma famille car notre nom, Horsington, vient de celui de Horsa, étaient en réalité des fils cadets de fermiers du continent qui voulaient des terres – précurseurs des migrants de l’Union européenne. Les Anglo-Saxons sont restés sur place jusqu’à ce que les Vikings les repoussent dans le Sud-Ouest de l’Angleterre. Comme on le voit, l’Angleterre, successivement occupée par des Celtes, des Romains, des Anglo-Saxons et des Vikings, est d’une certaine façon un pays très européen !
Le 14 octobre 1066, les Anglo-Saxons ont été défaits par Guillaume le Bâtard, duc de Normandie, lors de la bataille de Hastings. C’est la fin de l’Heptarchie, ces sept royaumes qui se distinguaient par l’élection démocratique de leurs rois. Il en subsiste encore aujourd’hui quelques vestiges, comme l’acclamation du monarque lors de la cérémonie du couronnement, acclamation qui est un souvenir de l’ancienne élection. On assiste peut-être aussi à un retour de cette tradition démocratique à travers un projet de loi récent selon lequel le chef d’État pourrait être non plus le fils premier né du monarque, mais son premier né fille ou garçon : au bout de mille ans, cela marque une avancée considérable vers la modernité !
Nous avons en revanche conservé une coutume imposée en 1066 par cet illettré qu’était Guillaume le Bâtard. Lorsqu’un projet de loi a été approuvé par les différentes chambres, il doit encore recevoir l’accord du roi ou de la reine avant de pouvoir être appliqué. Cet accord est donné oralement par les lords commissioners, pourvus de lettres patentes les autorisant à agir au nom du monarque. On lit à haute voix chaque nouveau texte, puis le lord commissioner déclare en français : « La reine le veult. » Toutes nos lois sont donc, encore aujourd’hui, adoptées en langue française ! Si la reine refusait son consentement, le lord commissioner dirait : « La reine s’avisera. » La dernière fois que cela s’est produit remonte au début du XVIIIe siècle, à l’époque de la reine Anne.
En 1085, Guillaume le Bâtard ordonne le recensement de l’ensemble des hommes et des richesses du royaume. On constate qu’en une vingtaine d’années seulement, il ne reste plus que 10 grands seigneurs anglo-saxons sur les 132 auxquels appartenaient l’Angleterre et le Pays de Galles avant la conquête (soit 97 % en superficie). Les Normands ont fait main basse sur la totalité du pays et ont imposé leur système gouvernemental, juridique, militaire, féodal et chrétien.
Henri II d’Anjou nomme des juges itinérants qui élaborent peu à peu le système des jurys et une jurisprudence uniforme sur l’ensemble de l’Angleterre : c’est l’origine du système de la common law moderne. À partir du XIII e /XIVe siècle, on constate que celle-ci est devenue trop rigide et n’apporte pas toujours de solution juste à certains litiges. Elle est alors complétée par le système de l’equity. Confié au chancelier, qui est un ecclésiastique jusqu’ à la Réforme du XVIe siècle, ce système s’inspire du principe du droit canonique d’être juste et de bonne foi. La fusion entre les cours appliquant la common law et les cours appliquant l’equity sera consacrée par le Judicature Act en 1875.
Le Pays de Galles
Sur de nombreux points, la juridiction du Pays de Galles a évolué de façon parallèle à celle de l’Angleterre. Une particularité toutefois : au Xe siècle, le roi gallois Hywel Dda (en français Howel le Bon) a établi un code comme les codes romano-germaniques du continent.
Avec l’invasion du Pays de Galles par les Normands, c’est le système anglo-normand qui s’est imposé et Henri VIII a mis définitivement fin au système de droit gallois en 1542.
En 1998, la loi sur le gouvernement du Pays de Galles a créé un parlement gallois, et à partir de 2012, celui-ci va avoir le droit d’adopter des lois primaires importantes. Il est même envisagé qu’il élabore son propre système y compris une procédure pénale spécifique.
L’Irlande du Nord
La population originelle de l’Irlande était celte, comme celle de l’Angleterre et du Pays de Galles. En revanche, l’Irlande n’a pas subi l’invasion romaine, sauf lors de l’arrivée de l’église catholique avec Saint Patrick (428). En 1155, le pape Hadrien IV publie la bulle Laudabiliter qui autorise Henri II à s’approprier l’Irlande. C’est, d’une certaine façon, le début du conflit entre l’Angleterre et l’Irlande.
L’accord du Vendredi Saint (The Good Friday Agreement) signé le 10 avril 1998, a permis à l’assemblée législative d’Irlande du Nord d’initier une coopération entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande, notamment en matière de lutte contre le terrorisme. Cet accord a eu les mêmes effets, à l’échelle de cette région, que le traité de Lisbonne à l’échelle européenne.
L’Écosse
L’Écosse n’a pas été envahie par les Romains ni par les Normands. Au XIVe siècle, le roi d’Écosse a néanmoins décidé d’adopter le système de la common law, mais ses successeurs ont souhaité se tourner vers la loi romaine, en sorte que le système écossais est une combinaison de civil law pour ce qui est du droit du commerce et de common law pour ce qui est du pénal.
Un parlement écossais a également été recréé en 1998, et en 2011, le parti nationaliste, devenu pour la première fois majoritaire, a annoncé la tenue d’un référendum sur l’indépendance de l’Écosse d’ici septembre 2014. Je le mentionne comme un témoignage de la flexibilité du Royaume-Uni. Je doute que la France accepterait aussi facilement de lancer des référendums sur l’indépendance des Basques, des Bretons ou des Catalans.
L’expérience du Commonwealth
Ce rappel historique montre que le droit britannique n’est pas purement anglo-saxon mais intègre au contraire des apports d’origines très différentes, y compris venus du droit romain ou du droit canonique. Cette diversité interne lui confère une flexibilité qui le rend susceptible d’une grande ouverture à des perspectives d’harmonisation européenne.
Les pays du Commonwealth ont d’ailleurs, en la matière, une bien plus grande expérience que la plupart des autres pays européens. Les États-Unis possèdent un système mixte, du fait de l’existence du code de la Louisiane à côté de la common law. Il en va de même au Canada, où la common law coexiste avec le code du Québec, ou encore au Pakistan où s’applique également la loi de la charia.
La leçon de Guerre et Paix
Jusqu’à l’accord du Vendredi Saint, les terroristes de l’IRA (Armée républicaine irlandaise) allaient généralement se mettre à l’abri de la justice au Pays basque et ceux de l’ETA (Euskadi Ta Askatasuna) en Irlande. Aujourd’hui, grâce au système des mandats d’arrêt européens, c’est devenu plus difficile pour eux. Cela témoigne de l’harmonisation réussie d’une procédure dans le système pénal de l’Union européenne.
La Convention européenne des droits de l’homme, le traité de Lisbonne et les autres textes européens vont progressivement construire une convergence qui aboutira un jour à une harmonisation. C’est vraiment nécessaire, si l’on se rappelle ce passage de Guerre et Paix où un vieux moscovite discute avec le héros, Pierre Bézoukhov : « Sachant que les gens de mauvaise foi s’organisent pour faire du mal, il faut que les personnes de bonne foi se lient entre elles pour contrer leurs agissements. » Aujourd’hui, nous devons, nous aussi, travailler ensemble pour nous opposer à ceux qui voudraient nuire aux populations de nos différents pays et par là même au « citoyen européen » du traité de Lisbonne.