Quiconque veut porter son regard sur le traitement des difficultés des entreprises doit le faire en utilisant une lunette binoculaire, si possible à longue vue. Pour y voir clair, il faut embrasser, dans un seul panorama, le fait économique et le fait sociétal. Pour l'économie, il faut analyser l'évolution des activités économiques, les pratiques et les systèmes qu'elles mettent en oeuvre, avec quelles conséquences, bien avant que les normes régulatrices viennent tenter plus tard de les encadrer. Il faut aussi retenir le postulat que toute vie économique repose sur un triptyque, l'élaboration d'un projet d'entreprise, le risque de son échec, la responsabilité de son auteur. Cette analyse basique conduit à apprécier le fait sociétal qui exprime la réaction de la société, dans son ensemble, à l'égard du risque, de sa nature et de sa maîtrise. Cette seconde appréciation a le mérite de mettre en évidence les évolutions du comportement social, donc politique, qui affectent les trois composantes du traitement de tout risque , la précaution, la prévention, la protection. C'est seulement après l'aboutissement de cette démarche, qui devrait être commune et partagée entre ceux qui prennent les risques et ceux qui en subissent les conséquences, que le choix de la norme juridique devrait être fait, dans l'équilibre, à trouver, entre les conséquences pour les uns et les autres. Ce qui signifie que tout a priori idéologique doit être écarté au profit de la réflexion pragmatique. Certes, notre histoire récente en matière de normes appliquées à l'économie montre à quel point l'a priori idéologique l'a emporté sur le pragmatisme, mais il ne faut pas se décourager. A ce sujet je recommanderais la lecture des travaux du grand spécialiste français en matière de risques, François Ewald, qui explique, sur la base d'une argumentation solide, pourquoi le 19ème siècle fut celui de la précaution, le 20ème celui de la protection (ce qui n'étonnera personne) et pourquoi le 21ème devra impérativement être celui de la prévention. Notre lunette binoculaire ainsi réglée, voyons comment apparaît, devant nos yeux, le panorama offert par le paysage et la réalité de la faillite, que l'on confond par erreur avec le traitement qui lui est appliqué, la procédure collective, au point de faire des modalités une institution qui ne tient pas compte des faits.
Le traitement archéo-classique
Depuis qu'au temps d'Antoine de Padoue, ibère émigré dans cette belle ville, au 13ème siècle, le "failli" était installé sur la "pierre de la honte", banni, jeté à la porte de la ville, avant de voir ses biens répartis entre ses créanciers, peu de choses ont changé jusqu'à la fin du 20ème siècle. Quelques soient les formes employées, dans les normes successives, le failli a continué à être considéré comme défaillant dans son obligation de précaution et condamné plus ou moins sévèrement. Dans l'état le plus récent de la procédure, s'il ne perdait plus la vie, le postulat de son absence de précaution l'exposait à l'exclusion de toute vie sociale digne de ce nom, jusqu'à un retrait de ses droits civiques, voire à l'inéligibilité. Il fut même, un temps, obligé de faire la preuve de ses diligences, (le fameux article 99), seul cas de notre système répressif imposant à l'accusé de prouver son innocence. Le principe de précaution a ainsi continué à marquer, négativement, huit siècles de faillites. Quelques soient les tentatives engagées, l'avant-dernière en 1984, le principe de prévention est resté absent du traitement des défaillances. C'est un fait, même si la réforme bancale de 1994 a permis aux juges de l'économie d'innover dans ce domaine, sans jamais être sûrs du fondement juridique d'une démarche préventive dont l'utilité est mieux reconnue dans les discours que dans les textes. Quant à la protection, elle fut longtemps réservée aux créanciers selon des règles de priorité liées au système de garanties et de sûretés édictées en 1804 (Code civil) et 1809 (Code de commerce).
Le monument de la procédure collective de 1985
Vivant depuis la fin de nos deux guerres civiles européennes dans une économie occidentale reconstruite sur les bases, pertinentes à l'époque, d'une forte protection sociale, il a fallu se prémunir, dés le début des années 80, contre les conséquences, inévitables, de l'affaiblissement des sociétés surprotégées victimes des conquêtes commerciales, industrielles, financières de celles qui l'étaient beaucoup moins. Manifestement, il y avait de bonnes raisons pour tenter d'endiguer le chômage lié à l'invasion de l'économie concurrentielle mondialisée dont on pressentait l'arrivée, sans encore en connaître le nom Une double protection étatique fut retenue. La première prit la voie du retour vers le 19ème siècle en isolant l'économie française de l'évolution généralisée vers l'économie de marché. L'Etat reprit l'administration des entreprises, en posséda plus de la moitié, s'appropria le système bancaire, et constata, en deux ans, que le pays s'engageait dans une impasse dont il fut décidé de sortir dès 1985. Ce fut la période 1986-1992 des dénationalisations, des golden boys, du big bang de la finance et des "repreneurs" flamboyants. La seconde protection étatique entraîna la construction du monument dédié aux sauveteurs des emplois menacés par la société marchande ouverte à laquelle nous allions dorénavant adhérer, monument destiné à l'administration de la protection étatique à l'enseigne de la procédure collective, la loi de 1985. Très curieusement, c'est au moment même où le pays quittait, progressivement, l'économie administrée qu'il entrait dans un phénomène de sur-administration de ses difficultés. La protection de l'emploi contre le chômage se voulait absolue. Les organes en charge de cette fonction occupèrent les principaux étages du monument, le créancier fut abandonné au fond de la cave, mais peu importait puisque ce créancier, fisc ou banque, n'était autre que l'Etat lui-même, débiteur de la protection sur laquelle tout reposait. Il suffisait alors de laisser les organes exerçant la fonction en défendre la pérennité, ce qu'ils font depuis vingt ans, quitte à se séparer, parmi eux, de celui, les tribunaux de commerce, qui tentaient de lutter contre l'inadaptation, le mauvais entretien d'un outil faussement protecteur. C'est ce qui fut engagé en 1998, heureusement sans succès, après que la tentative de réforme de 1994 ait été sabotée par le syndicat des copropriétaires du monument. Le principe de précaution conserva son application répressive, quasi-industrialisée, à la mesure des 250 000 faillites des années de crise 1991-1995. Quant à la prévention, qui était entrée par effraction, par une porte dérobée du monument, elle bénéficia d'un bail précaire, à condition de ne pas pénétrer dans les étages à l'accès contrôlé à la porte de la cessation des paiements.
D'une loi de procédure vers une loi de sauvegarde
Le chantier est en cours, les architectes et les aménageurs sont dans le monument, espérons qu'ils ont sondé les fondations économiques de leurs projets car il s'est passé beaucoup de choses depuis que le gros œuvre a été entrepris et conservé presque intact depuis 1985. Il faut rappeler l'essentiel. La concurrence, la compétitivité, la délocalisation des emplois ont privé les Etats nationaux des moyens politiques classiques de régulation purement sociale des difficultés des entreprises qui constituaient l'alpha et l'oméga de la loi de 1985. On peut le regretter profondément, mais si on veut rester dans l'économie ouverte il faut l'admettre et trouver d'autres moyens de prendre en charge les souffrances des victimes. Il n'y a plus de super banque d'Etat capable de supporter, pendant des années des entreprises qui conservent, certes, leurs emplois, mais en détruisent plus chez leurs concurrents bien gérés. L'histoire vécue de cette super banque, le coût de ses aventures pour la collectivité, sont dans toutes les mémoires. C'est ainsi que les compagnies aériennes qui furent tenues, à bout de bras, envers et contre toute raison économique, ont récemment disparu, lorsque les impératifs de la libre concurrence et de la compétitivité ont pris la place de ceux de la conservation sociale. Sans super banque, prêteuse en dernier ressort, sur fonds publics, grâce à l'impôt, la loi de 1985 est économiquement privée des moyens de ses ambitions. Ses fondations sont effondrées. Les entreprises françaises qui "tirent" l'emploi productif, comme autant de locomotives, avec leurs convois de sous-traitants, sont possédées, pour une grande part de leurs capitaux, par de l'épargne étrangère à notre hexagone. Qu'on le veuille ou non, la philosophie, les intérêts de ces épargnants qui investissent chez nous, nous imposeront un système de valeurs très différent de celui qui inspira la loi de 1985, très dépendante de l'impôt, dont le gaspillage avéré nous a rendu dépendant de l'épargne des autres beaucoup plus que le sont nos grands concurrents. Entre notre vision de la procédure collective, telle que nous la pratiquons et l'intérêt individuel de nos prêteurs, il y aura inévitablement conflit. Conflit tout aussi inévitablement arbitré, non par le juge national mais par le régulateur communautaire. A nouveau, soit nous adaptons notre norme à celle des économies financées par l'épargne, soit nous voulons continuer à le faire par l'impôt, mais il faudra refaire les fondations d'un monument encore plus massif, celui de la régulation bruxelloise dont on connaît l'hostilité au mélange économie/impôt. Quant au financement de notre économie, aux pratiques financières qui en découlent, aux innovations considérables des techniques bancaires, c'est peu dire qu'une révolution les a transformées. Il suffit de vivre ce que le langage courant qualifie de "mondialisation financière", au sein des grands opérateurs bancaires privés pour constater l'obsolescence de nos méthodes et des principes qui les ont générées. Nos notions d'actifs, de passifs, de sûretés, de garanties, n'ont plus le même sens quand on sait que les "valeurs" qui permettent de faire survivre une entreprise, avec quelques chances de succès, sont pour l'essentiel des biens immatériels, tels que les marques et les parts de marchés, ou bien des stocks d'écarts comptables à amortir. L'actif physique libre de gage, seul espoir du créancier, a disparu. Passant à droite du bilan, l'extrême sophistication des "instruments" financiers, de leur représentation comptable, rend plus qu'illisible la fameuse "bottom line" pour quiconque n'a pas une pratique actualisée des standards comptables internationaux, ou des pratiques de "gouvernance" qui s'opposent à la règle du droit "local". La situation de la "place nette" s'est substituée à celle de "l'actif net". Autant dire que le retard pris dans la réforme déjà impérative en 1994 a considérablement aggravé le décalage entre nos normes et la réalité qu'elles entendent réguler. Pour éclairer le débat sur les difficultés d'une économie dominée par le respect de la concurrence et de son dynamisme destructeur -régénérateur, possédée par des capitaux étrangers et soumise à des normes financières et comptables tout aussi étrangères au droit national, revenons à notre triptyque précaution, prévention, protection. Nous trouverons dans leur mise en œuvre imbriquée le moyen de mieux maîtriser les risques accrus en matière de défaillance économique et financière. A condition de ne jamais oublier que la précaution est de nature comportementale, la prévention de nature contractuelle, la protection de nature légale. Ce qui restreint le domaine de la juridiction.
Le comportement de précaution
Si l'entrepreneur était plus attiré par la précaution que par le risque, il ne serait pas un entrepreneur, auquel cas il ferait mieux d'aller rejoindre la cohorte des commis de l'administration. Donc il faut savoir gérer ceux qui s'engagent à risque et qui peuvent, naturellement, mettre leur propre environnement économique en danger. C'est bien à cet environnement, professionnels du chiffre, chambres consulaires, barreaux économiques, banques spécialisées, d'accompagner les entrepreneurs dans cette démarche de précaution. Tout doit y être comportemental en apportant la sécurité de cet accompagnement positif par le soutien collectif des professionnels. On pourrait ainsi s'écarter du traitement archaïque, répressif, terrorisant, qui a démontré sa totale inutilité macro-économique. Il faut encore et encore encourager ces efforts qui se développent, en éloignant le juge d'un domaine comportemental qui ne lui appartient pas.
Le contrat de prévention
La querelle déjà engagée sur le volet sauvegarde du projet de réforme montre à quel point le syndicat des copropriétaires de la loi de 1985 n'a pas bien compris l'évolution de notre économie. On ne répétera jamais assez que toutes les formes de prévention, de sauvegarde, doivent être, le plus possible, contractuelles, discrètes, privatives. A chaque instant où le jugement remplace le contrat, où la publicité remplace la discrétion, où la décision étatique remplace la volonté privée, nous mélangeons, qu'on le veuille ou non, l'Etat et l'économie, l'impôt et l'épargne, au détriment final d'un contribuable qui subit sans recours, en dernier ressort, les conséquences qui auraient du être traitées autrement. L'administration qui fait les lois devrait comprendre que l'économie moderne, à laquelle nous adhérons, construite sur l'épargne privée, appartient plus au domaine du contrat autonome lorsqu'il s'agit de prévenir et de sauvegarder, qu'à celui de la loi et du juge étatique, lorsqu'il s'agit de protéger, de liquider, aux frais de la contribution collective.
La loi de protection
Partant du postulat que c'est à l'économie de faire vivre l'entreprise, et de la faire survivre si besoin, le rôle de l'Etat et de ses services doit se limiter à gérer la protection des dommages causés par la disparition des entreprises condamnées par l'économie, rejetées par le système de sauvegarde et de prévention contractuelles. Il reste, alors, à faire le choix de la répartition des bienfaits de la protection légale entre les parties prenantes à l'entreprise en difficulté. A la différence des humains, les entreprises par nature mortelles, le plus souvent très jeunes, ne peuvent pas bénéficier d'assurancevie. Si c'était possible, les actionnaires d'Eurotunnel en auraient bénéficié, les salariés d'Air liberté et d'Air littoral aussi, comme les banquiers qui ont fait crédit aux "start up" des années de la "bulle", et comme les contribuables qui épongeront jusqu'en 2014 les comptes d'une banque en quasi faillite. Tous, à différents titres, méritent le soutien de la collectivité, mais jusqu'où, dans une communauté qui souffre globalement d'une sur protection collective et qui connaît une perte de compétitivité qui la privera, progressivement, des moyens de la conserver. La question, iconoclaste, doit être posée nPour terminer par un regard prospectif, survolons le chantier non ouvert de l'indispensable réforme du système de protection statique qui empile les épaisseurs destinées à garder les créances au chaud. Hypothèques, nantissements, gages, réserve de propriété, cessions de toutes natures, le magasin des sûretés et garanties est bien achalandé. N'aurait il pas fallu inventorier ce stock et le remettre dans l'actualité de l'économie ouverte mondialisée