Ce propos conclut les réflexions du colloque de janvier 2010, rassemblées par le Centre Européen de Droit et d'Economie, sous la direction de Viviane de Beaufort. Il en remet les actes dans une perspective qui en éclaire les conclusions.
Un débat, aux issues incertaines, est ouvert au sein des Etats-nations qui ont des problèmes de stratégies industrielles et politiques. Ils sont enfermés dans leur microdroit national, face aux standards de gouvernance macroéconomique et macrojuridique de la mondialisation. Les deux années écoulées depuis le colloque le confirment à l'évidence, au point d'en faire une question lancinante de l'élection présidentielle française de 2012.
Ces observations, décalées dans le temps, concernent le chapitre préliminaire Mondialisation et enjeux géostratégiques pour l'Europe et la France. Elles prennent en compte les réalités qui se sont imposées en 2010/2011, années au cours desquelles le monde occidental a découvert qu'au-delà de la crise de 2007/2008, considérée à tort comme conjoncturelle, l'Europe, donc la France, subiraient une crise structurelle profonde et durable.
Cette révélation infirme le jugement associé à la troisième question de ce chapitre :
L'Europe semblant ne pas trop mal être sortie de la crise, du moins de la crise financière, le modèle européen avec cette faiblesse dynamique n'a-t-il pas montré ainsi qu'il présentait des avantages sérieux en temps de crise sévère ?
Début 2012, il est utile de le rappeler pour redonner vigueur à l'analyse à long terme, ce mode de réflexion est inséparable de toute démarche stratégique industrielle, dont l'élaboration, par qui que ce soit, quand et où que ce soit, repose sur la confiance, la croyance en l'avenir, une vision des évolutions et des multiples mutations de l'environnement géopolitique et géostratégique du candidat stratège.
Lorsqu'il s'agit de choisir une stratégie économique marchande, la bonne appréciation des débouchés, du financement, de la qualité des produits, de leur résistance face aux concurrents, s'imposent. Lorsqu'il s'agit d'une stratégie politique et/ou militaire, les choix ne dépendent que de la volonté et des capacités technologiques et financières.
Au début de ce siècle, il n'est pas évident que ces deux stratégies, la marchande et la politique, puissent être mises en œuvre par une puissance moyenne seule, même intégrée dans le monde occidental. Les deux grandes communautés qui le composent, les États-Unis et l'Europe, vivent entre elles, et plus encore au sein de l'Europe des 27, une crise majeure de la confiance et du crédit. Pas au point de renoncer, certes. Mais cette réalité oblige à reprendre chaque proposition d'étude, à la fois dans sa rétrospective et dans sa perspective, pour donner aux travaux du colloque la valeur apportée par leur actualisation.
Première proposition : États et entreprises dans la mondialisation, Opportunités et menaces
Les opportunités et les menaces sont autant de chances et de risques encourus par les Etats et les entreprises dans la mondialisation. Notons en premier qu'il en est des Etats et des entreprises comme des individus face aux conséquences qu'ils subissent. L'inégalité des traitements, des difficultés rencontrées, des solutions politiques à choisir, voire à mettre en application, est manifeste, pas toujours facile ni à supporter ni à vaincre.
Aux Etats-Unis, un complexe monétaro-financier a remplacé le militaro-industriel de la deuxième moitié du XXe siècle. Il a entrainé une désindustrialisation, regrettée aujourd'hui, de la première puissance économique du monde. Ce virage stratégique, également pris par le Royaume-Uni, provoque une coupure grave au sein de la communauté européenne.
Cette situation assure à ces deux Etats-nations, et à leurs entreprises financières, une domination dans la gestion des investissements mondialisés, sous le vocable des Marchés. Ils vont tenter de la mettre à profit pour reconstruire une stratégie industrielle, à condition que l'autre marché, celui des consommateurs européens, mette de l'ordre dans des affaires obérées par le surendettement d'Etats trop généreux. C'est un fait durable à long terme.
En Europe, les Etats et les entreprises des 17 pays qui ont choisi une monnaie commune doivent faire face, à moyen et long terme, à cette alternative : la peste de la chute de l'euro ou le choléra de la perte de leurs modèles sociaux. Si coûteux soient-ils, ils garantissent la paix sociale indispensable au maintien de leur présence efficiente dans la production mondialisée, présence qui ne peut pas se limiter aux parts de marchés des multinationales, indépendantes des stratégies des Etats dont elles en ont la nationalité.
En France, pays d'élection de l'étatisme, bien malin qui peut dire comment l'État et les entreprises multinationales, publiques ou privées, conserveraient leur place dans une mondialisation qui verrait l'Europe décliner, et les Etats-Unis réorienter leur stratégie. Eloignée, par culture antiargent, des opérations monétaro-financières, absente, par culture antirisque et antipatrons, des réseaux de moyennes entreprises industrielles qui font le succès de l'Allemagne, la France paie cher les effets de son tropisme étatique.
Elle reste séduite par les grandes stratégies politico-industrielles qui sont sensées lui garantir le maintien de son modèle social en influant sur une mondialisation qu'elle espère transformer. Le titre du colloque - les secteurs stratégiques - a confirmé cette approche. Or on ne voit pas comment, face aux opportunités et aux menaces évoquées, à juste titre, tel ou tel secteur stratégique pourrait définir ses propres objectifs s'il le ne le fait pas dans un cadre plus vaste que celui de la nation. Ce qui suppose que l'État français soit un super stratège, ce que tous les observateurs lui dénient depuis plusieurs décennies.
Les exemples sont trop nombreux de secteurs stratégiques qui ont été abandonnés aux prédations naturelles par lesquelles la globalisation des activités tertiaires s'accomplit. Cette mutation majeure des économies postguerre froide pouvait apporter aux professionnels français une garantie d'indépendance et de sécurité pour l'économie nationale. Chacun sait que le savoir-faire juridique et financier des entreprises repose sur de puissantes firmes d'avocats qui les conseillent, et d'aussi puissantes firmes d'auditeurs qui les contrôlent.
Ces deux secteurs, auxquels la formation de l'université et des grandes écoles françaises fournit des opérateurs de haut niveau, ont été abandonnés aux firmes anglo-saxonnes, dans les années 80/90. Même si le service rendu est à la mesure des besoins, les réindustrialisations espérées passeront par elles. Il faut savoir reconnaitre cette dépendance.
Pareillement, l'application des théories de l'économie administrée aux secteurs des médias qui animent l'opinion publique, dont l'Etat a toujours du mal à perdre le contrôle, les a enfermés dans un hexagone trop petit, grand ouvert aux productions américaines et à leur domination culturelle. La viticulture et le tourisme, deux secteurs stratégiques majeurs, voient leur image à l'exportation dénaturée par les prohibitionnistes et les gréviculturistes.
De telles défaillances augurent mal de la mutation de l'État vers une fonction de stratège, à tout le moins à un niveau utile pour que la nation conserve, ou retrouve, les secteurs stratégiques que la crise structurelle, vécue en Europe, lui impose de développer. Peut-on affirmer qu'il y a des opportunités à saisir par les petits Etats-nations comme l'est devenue la France, ou par les communautés divisées, comme l'est devenue l'Europe de l'euro ?
La réponse est OUI.
Si l'on veut raisonner à long terme, il faut prendre en compte l'effet progressif de la globalisation sur les Etats et les entreprises nationales, effet auquel les moyennes entreprises échappent. L'État opère dans son cadre national, celui de son microdroit. Ses pouvoirs atteignent peu les multinationales. Elles sont installées sur des marchés au sein desquels se constituent des supercorporations mondiales, pour un secteur déterminé, donc une stratégie d'entreprise qui peut, ou non, correspondre à un intérêt national.
N'a-t-on pas dit au temps du complexe militaro-industriel américain que tout ce qui était bon pour General Motors l'était aussi pour l'Amérique ? On pourrait dire aujourd'hui la même chose en remplaçant G.M. par Goldman Sachs. On ne le dit pas parce que G.S. a sa propre stratégie. Les multinationales françaises, privées ou publiques, n'ont ni cette reconnaissance, ni cette liberté, dans un pays qui préfère toujours les clochers de sa Corrèze aux torrents du Zambèze. Elles sont éreintées dans la presse, dénoncées à longueur de blogs et de déclarations politiques, accusées au mieux d'indifférence, au pire de trahison.
Pourtant, l'exemple de la France n'est pas aussi négatif qu'on le dit. L'absence d'Etat stratège n'a pas empêché les grandes firmes françaises d'occuper une place supérieure à celle de l'Allemagne au sein de ces corporations mondiales, industrielles, financières ou commerciales. Ce qui, au passage, vérifie - au moins pour le passé récent - la dissociation positive évoquée plus haut entre leur réussite et les échecs des politiques administrées.
Si l'État français veut retrouver le rôle de stratège qu'il a eu au début de la Ve république, il ne doit pas oublier que toute stratégie s'inscrit dans le long terme, aussi bien dans sa perspective que dans sa rétrospective. Le retrait de l'État français de sa fonction de stratège, il y a près de 30 ans, obère ses chances de réussite. Il le prive de la base rétrospective sans laquelle il est impossible d'enchaîner un objectif à long terme sur l'expérience du passé. Les conclusions de toutes les réflexions qui visent à reconstruire une stratégie industrielle conduite par l'État buteront, encore longtemps, sur cette insuffisance d'expérience.
Au terme de ce premier propos sur les Etats et les entreprises, les opportunités et les menaces, il convient de critiquer la référence aux déterminants qui justifieraient le retour des stratégies industrielles d'État. Ces déterminants ont la même origine : la peur des évolutions du monde et la perte d'influence d'une idéologie française inexportable, qui conduisent à rejeter les effets de la globalisation économique qui s'opère autour des différents marchés. Au risque de voir jeter le bébé de notre économie avec l'eau du bain de la mondialisation.
Le temps est venu des grandes entreprises, publiques ou privées, présentes autour du globe - les Pays-Bas vivent avec seulement trois d'entre elles -, spécialement en Europe. Ce que la décennie 2010 devrait permettre de vérifier. Il faut en donner et en prendre conscience. Encore convient-il que ces entreprises du XXIe siècle, qui ressemblent aux colonies du XIXe, acceptent d'aider au développement d'un tissu national de PME performantes qui fourniront les emplois locaux exigés par le maintien de la paix civile.
Sinon la perte de confiance dans leurs apports à la nation s'installera, comme s'est installée au XXe siècle celle qui a entrainé la décolonisation. La démondialisation n'est pas une idée jetée en l'air. Elle peut germer ou non, selon que les Etats et les multinationales entreprendront, au plus vite, entre eux et elles, le partenariat de type PPP, sans lequel il n'y aura aucun développement réussi des secteurs stratégiques qui agitent le débat public.
Seconde proposition : Europe et entreprises industrielles. Secteurs stratégiques
Le propos sera plus court, tellement il est éclairé par l'actualité de l'année 2011 dans le faux carré qui n'a rien de magique : Berlin, Paris, Bruxelles, Francfort.
- Première question : la monnaie est-elle un domaine stratégique vital pour les Etats et les entreprises qui vivent depuis dix ans avec une monnaie unique, l'euro?
Réponse : évidemment OUI. L'euro a fait l'objet d'un traité international souscrit par 17 pays. Prés de 20 sommets politiques entre les membres de cette communauté n'ont pas sauvé leur monnaie affectée par la maladie de langueur. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni en décrivent l'agonie, oubliant qu'ils l'ont transmise, par leurs excès et leurs toxines. Ils feront subir à l'euro ce que la vigne française a connu avec le phylloxéra, il y a un siècle, si l'Europe ne réagit pas à temps.
- Deuxième question : cette situation est-elle durable ?
Réponse : OUI. La malformation génétique de la monnaie commune, liée à l'absence de politique budgétaire commune aux possesseurs de cette monnaie, peut conduire vers deux situations de même durée.
Soit l'euro est euthanasié et chacun des pays engagé dans cette aventure inaboutie aura besoin d'une décennie pour se remettre et lui substituer sa monnaie, ou une autre, pour tenir son rang dans le monde.
Soit à force de sommets gravis, avec le rocher de Sisyphe, l'Europe de l'euro fera disparaitre sa malformation génétique, auquel cas il faudra autant d'années tant les divergences sont profondes entre Français et Allemands face à l'argent et au patron.
- Troisième question : cette situation permet-elle le développement de secteurs stratégiques communautaires qui aideraient les pays entraineurs par leur puissance démographique à accomplir une stratégie que seuls ils ne peuvent pas ambitionner ?
Réponse : OUI. La preuve a été apportée dans l'industrie aérospatiale que cette voie était ouverte. L'Europe peut l'emprunter, même si son parcours est politiquement cahoteux. Elle dispose des compétences technologiques, financières, juridiques, logistiques, agrégées par des systèmes de gouvernance faciles à mettre en œuvre dans les structures économiques de ses grandes entreprises à vocation mondiale.
- Quatrième question : le débat sur la politique industrielle de la France et l'émergence stratégique du secteur des P M E peut-il aboutir à un grand projet ?
Réponse : OUI. A six conditions :
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Que cette sectorisation stratégique s'inspire de l'adage « Il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier », que la France rurale et pragmatique du XIXe siècle n'a pas réussi à transmettre à la France urbaine et idéologique du XXe. L'Hexagone bénéficie d'une forme et d'une nature de territoire qui équilibrent les quatre éléments constitutifs de l'activité des hommes : le primaire agricole et viticole, le secondaire manufacturier et industriel, le tertiaire commercial et touristique et le quaternaire de la société de la connaissance et des loisirs.
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Que ce regain d'affection pour les PME industrielles n'effraie pas les admirateurs idéologiques des Konzern étatisés.
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Que les investissements, souvent risqués qu'il entraînera, n'entrent pas dans la machine frein du principe de précaution.
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Que les systèmes de régulation économiques, administratifs, juridiques, et surtout judiciaires, s'adaptent au retour d'un secteur à part entière, disparu, justement, par leurs inadaptations.
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Que le politique, qui vit au rythme biennal des élections soit patient. Nos amis allemands ne se laisseront pas prendre la place qu'ils ont conquise au prix de tant d'efforts pendant la première décennie 2000. Ils connaissent notre manque de persévérance et notre difficulté d'accepter les efforts, voire les sacrifices à consentir. Ils attendent le maçon au pied du mur.
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Que l'Etat, qui ne se résoudra jamais à laisser l'économie échapper à son contrôle politique pour assurer la collecte des prélèvements fiscaux et sociaux qui le nourrissent, arrête d'opposer le petit patron au gros. Cette vision, typiquement hexagonale, qui a pu prospérer dans une économie administrée et fermée, est suicidaire. Même si elle ne lui interdit pas, dans une économie grande ouverte, de rééquilibrer entre le trop gros et le trop petit.
Vaste challenge pour le futur Etat stratège que le pays attend comme le divin messie né un autre 25 décembre, date de conclusion de ce propos.