Les Loups Sont Entrés dans la Ville
Michel Rouger lie la violence et la haine dans la société française à l'évolution de l'État et de ses politiques, soulignant l'impact de la corruption et de la financiarisation sur la vie quotidienne.

J'ai hésité avant de choisir ce titre emprunté à la chanson de Serge Reggiani. Je pensais pasticher l'autre Serge, Gainsbourg, avec « Je te hais moi non plus ». Car le temps de la haine est revenu. Pas la haine du combat, face au visage de l'ennemi, qui porte en elle l'espoir et le courage de vaincre l'agresseur. Ceux ont vécu les années 40 l'ont fréquentée. La haine d'aujourd'hui est sans visage, stupide, encagoulée et sauvage qui détruit l'inconnu, le passant, l'autre. Cette haine qui fait peur, qui provoque le désespoir autant qu'elle l'exprime.

Ceux qui ont lu les deux dernières chroniques de J.G. Guillebaud dans Sud-Ouest Dimanche, « La chasse à l'homme » et « La peur de l'autre », comprendront pourquoi un écrivain humaniste sonne le tocsin.

Qu'avons-nous fait pour en arriver là ? Ceux qui me lisent depuis que L'Echo m'a accueilli savent à quel point les conflits qui se développent entre l'individu-identité et la société-appartenance me paraissent dangereux pour notre liberté. Essayons de comprendre par quel chemin nous allons dans l'impasse.

L'état de passe-droit

La société française souffre de la maladie qui la pousse à faire cohabiter les incompatibles. La comédie du pouvoir à deux têtes en est l'art suprême. Elle symbolise deux aspirations contradictoires. Avec une obstination de castor, la France construit et reconstruit un Etat omnipotent qui impose d'autant plus de lois et de règlements qu'il refuse de se les appliquer. Ce système, qui vient d'inspirer à une trentaine d'éminents dirigeants de cet Etat 800 pages de critiques acerbes (Notre Etat), serait invivable si nous n'utilisions pas nos grands talents en matière de système D.

C'est ainsi que le plus phénoménal système de droit cohabite avec le plus élaboré des systèmes de passe-droit. Y a qu'un malheur, comme disait un avocat célèbre, tout le monde n'a pas son passe-droit, qui reste le privilège de ceux qui jouent avec les impôts, les amendes, les Assedic, les gyrophares et les cocardes. Quant aux autres, les frustrés, il leur reste, heureusement si l'on peut dire, le passe-droit du pauvre appelé incivilité dans le langage courant. Comme la drogue douce, l'incivilité procure du plaisir sans grand risque, sauf celui à force de banalisation de chercher plus fort pour encore mieux échapper à la troupe des frustrés. Le passage à la drogue dure de la violence est la seconde étape. Nous y sommes.

De la violence à la haine

Le moteur de la violence a besoin de carburant, comme tout moteur à explosion. Où trouve-t-on ce carburant bourré d'octanes ? Dans les stations aux pompes colorées du scandale de la corruption et des petits et grands trafics (toute ressemblance avec une personne connue est purement fortuite).

Comment ce réseau ravitailleur de violence et de haine s'est-il implanté ? D'abord au milieu des années 70 lorsque la haute administration a mis la main sur le pouvoir pour ne plus le lâcher. Elle a installé "son" Etat dans l'économie, convaincue qu' elle seule gérerait tout ce patrimoine mieux que quiconque en bon père de famille instruit des grandes choses ignorées des "petits". Mais 25 ans après, on connaît le résultat qui mélange le meilleur et le pire. A nos frais.

Ensuite au milieu des années 80 lorsque, changeant brusquement de cap, la France est partie jouer dans la division de la finance internationale sans se rendre compte que cette conversion brutale perturberait nos grands commis. On connaît la suite. Curieusement, à l'envers de la sagesse populaire, le garde-chasse a pris goût au braconnage avec le résultat qui a mélangé le pire au pire.

Enfin au milieu des années 90, lorsque la financiarisation de toutes les activités humaines globalisées s'est branchée sur notre société de passe-droit en ouvrant la porte à ce fourre-tout baptisé corruption, à défaut de mot adapté à la situation.

Le mal s'est installé en 25 ans. Il ne pouvait qu'entraîner chez les générations suivantes ces réactions d'incivilité, de violence et de haine, à ne pas confondre avec les dérives des communautés d'outre-Atlantique qui sont structurelles. Chez nous, elles ne seront que conjoncturelles, si nous voulons en prendre conscience. De toute manière, ce n'est pas en cassant l'omelette qu'on refera les oeufs. Plus simplement, il faut espérer que l'arrivée des femmes en politique locale permettra de faire sortir les loups de la ville sinon de les transformer en agneaux.