Les entreprises françaises et l'anglais
L'anglais est la langue de la science et du business. Les Français la pratiquent médiocrement. Est-ce un vrai handicap pour les entreprises françaises ? Le sujet ne mérite plus les polémiques partisanes qui opposaient naguère les adversaires et les prosélytes de la mondialisation. Le verrou de la pratique des langues a sauté dans les entreprises mais Jérôme Saulière met en garde contre les formations médiocres, les règlements internes trop rigides et les abus naïfs du tout-anglais

Il paraît que les Français sont mauvais en langues étrangères. Il paraît que c’est à cause de l’enseignement des langues qui serait trop scolaire, pas assez axé vers la communication. L’anglais envahit l’économie globalisée et la France resterait à l’image du petit village gaulois qui résiste encore et toujours à l’envahisseur. Pourtant nous n’avons guère d’excuses : le français est l’une des langues les plus proches de l’anglais, en raison d’une origine indo-européenne commune et de plusieurs vagues d’emprunts lexicaux au cours de l’histoire. A un Chinois ou à un Japonais, nos réticences à parler l’anglais apparaissent incompréhensibles tant notre langue en est proche.

On est tenté de chercher dans l’histoire les causes de cette prétendue aversion française aux langues étrangères. Du XVIIe au XIXe siècle le français fut la lingua franca de l’Europe cultivée : langue des sciences, des arts, de la diplomatie, langue des Lumières, langue des traités. Il reste de cette époque le statut de langue officielle du français dans nombre d’organisations internationales, aux côtés de l’anglais et parfois d’autres langues. Le français fut aussi, au XXe siècle, langue de colonisation. Aujourd’hui, un grand nombre de pays d’Afrique ont hérité du français comme langue officielle et s’expriment de préférence dans notre langue devant l’assemblée des Nations Unies. Est-ce donc de s’être vu voler la vedette par l’anglais ce dernier siècle, qui rend les Français si réticents à l’anglicisation du monde ? Y a-t-il une part d’orgueil blessé dans notre refus de parler l’anglais ?

Du point de vue du non-francophone il y entre assurément beaucoup d’orgueil. Dans une entreprise internationale, la volonté des Français de continuer à travailler dans leur langue ou de conserver à celle-ci un statut particulier est vue par leurs collègues étrangers au mieux comme un archaïsme, au pire comme la nostalgie du colonialisme… Il faut dire que nos compatriotes peuvent d’abriter derrière la législation. La loi Toubon impose aux entreprises françaises de rédiger un certain nombre de documents, y compris strictement internes, en français. Sont notamment visés les documents « comportant des obligations pour le salarié ou des dispositions dont la connaissance est nécessaire à celui-ci pour l’exécution de son travail, à l’exception des documents reçus de l’étranger ou destinés à l’étranger. » Cette loi patrimoniale qui affiche l’ambition de mettre au pas le monde économique suscite l’incompréhension à l’étranger et dans les entreprises mêmes. De quel droit le ministère de la Culture régenterait-il la langue du travail et des affaires ?

Car la langue est également un facteur de performance pour les entreprises. Un facteur si évident qu’il est souvent oublié. D’un côté, disposer de compétences en langues étrangères permet de s’attaquer aux marchés étrangers. C’est pour être en mesure de vendre à un client, d’acheter dans de bonnes conditions à un fournisseur ou de s’allier à un partenaire non-francophone qu’une entreprise est amenée à angliciser tout ou partie de ses activités. Mais à l’inverse, dans « My entreprise speaks English – le cas Globum »1 (article commenté dans la lettre Presaje N°16 d’avril 2012) j’ai tenté de montrer les conséquences que l’imposition mal pensée et mal préparée de l’anglais pouvait avoir sur les individus et les processus. Il est généralement admis qu’une personne n’est au maximum de son efficacité que dans sa langue maternelle. Lui imposer une langue de travail qu’elle maîtrise mal l’empêche de mettre pleinement à profit ses compétences. Conséquences : sous performance, stress, frustration… Ainsi se retrouve-t-on, dans certains cas extrêmes, avec une population de laissés-pour-compte : ils ont raté le train de l’anglicisation et attendent la retraite sans espoir de promotion.

L’internationalisation des affaires pose la question des langues, et cette question ne trouve pas de réponse simple ou évidente. Refusez de parler la langue du business, vous vous fermez les portes des marchés internationaux de biens et de capitaux. Parlez-la à tort et à travers, vous vous tirez une balle dans le pied en vous privant de certaines compétences. En ignorant la réalité de l’entreprise – ou l’une de ses réalités – qui est la recherche de la performance et par là du profit, la loi Toubon conduit les policiers de la langue française à une impasse. Se battre contre l’anglais en tant que tel n’a pas de sens : cela équivaudrait à se battre contre la mondialisation et contre le reste du monde. On peut en revanche lutter contre les abus du tout-anglais dans une perspective d’optimisation de la performance économique et sociale de l’entreprise. Cela commence par mieux former les jeunes et les moins jeunes aux langues étrangères, y compris (mais pas seulement) à l’anglais.



1 A consulter sur www.oglef.fr