Le Siècle des Ombres
Michel Rouger appelle à rééquilibrer les sciences dures avec les sciences humaines pour éviter un avenir sombre où l'homme est prisonnier de la technologie.

Le début de ce 21ème siècle fait craindre qu'il apparaisse celui des ombres. Celles du totalitarisme des sciences techniques, dites dures, qui s'agitent dans la pénombre des écrans qui, dorénavant, relient chaque individu au reste du monde. Agitation adroitement dissimulée derrière le grand méchant marché qui attire toutes les hostilités, alors qu'il n'est que le produit d'une globalisation des échanges mondiaux, construits sur les technologies des puces.

Ces petits insectes, plus addictiogènes qu' urticants, dirigent, vers le consommateur global les marchandises des conteneurs des méga cargos ; stockent, dans les nuages des big datas, les données personnelles qu'elles font tomber en pluie fine, là où elles le veulent ;  guident les paraboles qui attirent, comme les mouches vers les toiles d'araignées, les réseautés sociaux, équipés d'antennes portables en 4G, permettant de produire, d'acheter, de vendre, de placer ou de gagner leur argent où ils veulent.

Ce totalitarisme technologique, après l'idéologique de 20ème siècle, est issu de l'application, pleine de bonnes intentions, comme l'enfer, des sciences physiques et mathématiques. Il provoque des mutations génétiques caricaturales, chez les personnages qui constituent l'ossature humaine des sociétés nées des valeurs du siècle des lumières. Incomprises du public, par la défaillance pédagogique des corps intermédiaires, elles entrainent les frustrations pathologiques de la société française.

Le Commerçant qui avait appris de Montaigne qu'il doit rester à mi-chemin entre la générosité et le brigandage, a vu naitre un mutant, le trader compulsif, prisonnier des robots qui lui permettent d'assouvir sa cupidité, par tous les échanges opérés dans l'ombre des de ses écrans l'Educateur des enfants de la République, qui leur apprenait à apprendre la tète bien faite pour tous, est devenu un formateur prisonnier des programmes qui apprennent aux meilleurs à se faire une tète bien pleine, renvoyant les autres vers l'école de la vie, sans GPS ni paquetage de survie.

Le Chef, politique ou économique, que le citoyen, le salarié, aiment respecter, est devenu un manager normal ou zélé, prisonnier des process que les gourous organisationnels, productivistes ou bureaucratistes, selon leurs clients, imposent autant à celui qui manage qu'à celui qui est managé.

Le médecin qui vivait avec son patient dans la confidence, est devenu un praticien pressé, prisonnier des normes de la protection sociale étatisée, et de la distribution de produits aussi compliqués, pour lui, malgré la longueur de leurs notices, que ceux de la finance moderne, pour l'investisseur, en un peu moins toxique.

Le Juge, premier régulateur des pathologies de la société, prisonnier des normes pléthoriques, est devenu un applicateur obligé de textes recomposés à Bruxelles, sans traçabilité, auprès duquel les justiciables, frustrés, cherchent l'application d'un archaïque droit à la vengeance.

Le bon vieux dépanneur, lui-même, proche de son client, est remplacé par un répondeur stupide, humanoïde à la voix et au temps calibrés, automate après vente qui enregistre la plainte du client, sans le satisfaire, comme le vendeur a encaissé le prix de la vente, sans tenir ses engagements.

Le, la Journaliste, les vrais, qui font comprendre où est le chemin entre le passé et l'avenir par l'analyse des faits et des idées, lutte sur son clavier contre le modèle de communication qui fait vendre, compulsive, émotive et instantanée, qui ignore le temps et l'espace de la vie de ses lecteurs.

Cette évocation des mutations génétiques des principaux personnages de la vie en société, fortement ressenties, ne peut pas constituer un procès en sorcellerie contre les sciences dures et leurs apports technologiques. Elles ont suffisamment contribué au bien être des humains pour en préserver les acquis en leur faisant admettre qu'elles se sont fourvoyées sur les chemins de la macro économie financière. Les désastres humains qu'elles ont provoqués, autant sociétaux que politiques, leur imposent de faire une plus grande place aux sciences de l'homme, ce gêneur fait de chair et d'esprit Ce rééquilibrage demandera plusieurs décennies s'il est pacifique. S'il est convulsif, comme certains le prôneraient, l'alternative verrait les individus, incarcérés dans la prison de Big brother, déplorer qu'ils se sont bêtement abandonnés à un faux frère.