Le Dénigrement de l'Entreprise
Issu des archives de Michel Rouger : intervention lors d'un événement non-identifié. Il y analyse les techniques de dénigrement utilisées contre les entreprises, en examinant les instruments classiques comme la parole, l'écrit et l'image. Il met en lumière l'importance croissante de la rumeur dans un contexte d'hyperconcurrence et souligne la nécessité pour les entreprises de développer des stratégies de défense et de communication de crise face à ces menaces.

Avant de traiter des conditions dans lesquelles le dénigrement de l'entreprise peut se manifester sous des formes multiples et variées, je vous dois quelques précisions.

Je n'aborderai pas le sujet de la manipulation de l'information, sujet traité par ailleurs, même si elle peut aider au dénigrement.

Je découperai mon propos en deux parties. D'abord les instruments classiques du dénigrement, comment on les utilise, comment on peut les empêcher de nuire. Ensuite, quelle est la nature d'une opération de dénigrement. Pour illustrer le propos, je ferais référence à des exemples vécus.

Enfin, j'utiliserai ce que j'appelle la « Rolls » du dénigrement qu'est la « rumeur » pour aider à la compréhension de pratiques qui feront, dorénavant partie du business dans l'hyper concurrence ambiante.

Les techniques de promotion et de dénigrement

Avant d'entrer dans les techniques et les instruments, il me faut préciser le sens que je donne aux deux mots du titre de mon intervention :

Le dénigrement vise à modifier, dans un sens négatif, l'opinion positive dont bénéficie quiconque en fait l'objet.

L'entreprise est considérée comme la cible, étant précisé que, bien au-delà de l'entreprise, l'objet du dénigrement peut être, soit une société, soit un organisme, soit une personne physique, soit le ou les dirigeants, soit une marque, un produit, un service, voire même une action entreprise à un instant donné, ou dans un lieu déterminé.

Vous retrouverez cette variété de cibles dans les exemples choisis.

Pour faire référence aux techniques et instruments du dénigrement, il faut passer du négatif au positif en étudiant, sommairement, les opérations de promotion du business moderne.

Adaptées à tous les types de cibles que je viens de relever, elles ont pour objectif de créer de bonnes opinions pour celles qui en font l'objet.

Parlant à des juristes, je préciserais que ces démarches à vocation promotionnelle, s'ordonnent autour des principes généraux de la compétence, la personne, la matière, le lieu. Il suffit de regarder, ou d'écouter les messages promotionnels télévisés pour comprendre la mise en scène de cette trilogie, spécialement dans la promotion des produits de beauté, qui utilisent toujours des personnes, des matières et des lieux générateurs de sentiments positifs d'attraction.

Lorsque le même système s'inverse pour fonctionner en négatif, ce qui se multipliera avec la publicité comparative dénigrante, la même mécanique se met en fonctionnement.

Premier exemple : la concurrence commerciale entre les beurriers et les margariniers a pris la forme d'un brutal conflit tranché par le Tribunal de commerce de Paris. Les margariniers avaient lancé une énorme campagne publicitaire sur l'opposition entre le bon cholestérol (la margarine) et le mauvais (le beurre). Cette campagne, avait pour support comparatif une autre campagne, lancée en même temps par les beurriers sur le « bon beurre » par la même agence publicitaire. 10.000 affiches, installées souvent côte à côte, étaient destinées, selon les beurriers, à parasiter leur propre campagne, à dénigrer le beurre, et pour ce faire à user d'images manipulatrices de l'opinion.

Le Tribunal, en référé, a ordonné le retrait, immédiat et coûteux, de toutes les affiches des margariniers, lesquels ont accepté la décision si brutale ait elle été.

Revenons à nos outils de promotion et de dénigrement. Jusqu'à des temps récents, pour faire simple, la promotion reposait sur trois modes d'expression, et leurs multiples variétés techniques La PAROLE, L' ECRIT, L' IMAGE. La RUMEUR était plutôt réservée au dénigrement.

Les deux mécanismes se sont rapprochés, la parole, l'écrit et l'image font partie dorénavant des outils du dénigrement, alors que la rumeur est largement utilisée aux Etats-Unis en préparation ou au soutien de campagnes de ventes hyper ciblées ; c'était inévitable, l'évolution des techniques de langage ou de dessin permettant d'éviter les risques judiciaires excessifs nés de la perte de l'anonymat.

La parole

L'utilisation de la parole dans la promotion comme dans le dénigrement couvre un registre extrêmement étendu, d'autant plus qu'elle permet des tonalités et des expressions qui peuvent s'adresser, grâce à l'ironie, aussi bien à la cible qu'on fait semblant de louer qu'à celle qu'on veut dénigrer. Prenons deux exemples dans la vie courante : « C'est un brave homme, quand il est à jeun », ou « c'est une jolie femme, quand elle est maquillée ». En langage business, ça devient : «  bonne entreprise, qui réussit, en ne tenant pas ses engagements », ou, « c'est un bon patron, piégé un jour par un mauvais comptable » Deuxième exemple : Au moment de la défaillance du Crédit lyonnais, toutes les participations qu'il détenait dans des entreprises ont été transférées dans la société de « défaisance » , le CDR, créée ad-hoc. Ce transfert ne permettait plus à ces sociétés d'obtenir sur le marché les crédits de fonctionnement dont elles avaient besoin pour vivre. Les autres banquiers concurrents ne voulaient d'autant moins les aider que l'image négative de ce transfert vers les « actifs pourris » les exposait à un dénigrement sournois du genre « c'est une entreprise intéressante , mais elle est dans la poubelle du Crédit lyonnais ». Le CDR a du créer sa propre banque pour aider ces « proscrits malgré eux ».

Si on passe de la parole au discours construit on peut y trouver les pires astuces de dénigrement, surtout lorsque la parole vient à l'appui d'images, de chiffres, de graphiques, de tableaux et de ratios .

Nous entrons la dans le travail quotidien des analystes qui commentent l'activité et les résultats des entreprises cotées ; leur parole vaut de l'or, alors que leur silence peut être de plomb.

Comment, vu de l'extérieur, orientent ils leurs propos pour ne pas encourir de risques juridiques démesurés, en assumant les devoirs de leurs fonctions.

Il faut être le premier à sortir quelque chose d'original.

Si on n'est pas le premier il faut reprendre les propos de ce fameux et large parapluie du « consensus de place ».

On peut, à la rigueur, prendre le risque d'aller contre le consensus à condition de ne pas aller, en même temps de façon maladroite, contre les intérêts de la cible qui peut toujours, si elle ne l'est pas déjà, devenir un client.

C'est ainsi que la parole, éternel instrument de dénigrement, a trouvé son auto régulation, à l'endroit, l'analyse du marché coté, où les risques étaient élevés.

L'écrit

En matière de dénigrement, on peut reporter sur l'écrit les remarques concernant la parole.

A la différence près que l'écrit laisse une trace judiciaire, sur laquelle construire une action en responsabilité, à laquelle échapperont les dérives de la parole. Encore que, lorsque l'écrit prend l'allure de la dénonciation, le dénigrement est revêtu du blanc manteau d'une légitimité qui s'oppose à la légalité de la démarche. Troisième exemple :

Passons maintenant aux écritures judiciaires, sources de griefs et d'imputation potentiellement dénigrantes. Une grande prudence prévaut dans les échanges d'écritures, entre les conseils des entreprises en conflit dans une procédure civile ou commerciale.

Tout change dans le domaine des procédures pénales ou fiscales. La fragilité du secret des instructions permettant l'organisation de fuites de documents aux fins de dénigrement, parfois sous forme de menaces négociées. Un marché des nuisances, support d'une véritable activité lucrative, se développe contre lequel des entreprises ont elles-mêmes construit des éléments de défense. Quand on sait que ces éléments de défense peuvent facilement être transformés en éléments d'attaque, qu'au surplus, l'écrit est de plus en plus ouvert à toutes les pratiques de piratage, on imagine facilement vers quelles activités lucratives du dénigrement, ou de sa menace, nous allons.

L'image

Le monde moderne est devenu un monde d'apparence et d'images. Chaque personne physique ou morale qui s'adresse à un public, même restreint, ne peut éviter une réflexion et une action sur sa propre image ou celle de ce qu'elle produit et diffuse. Quatrième exemple : L'expérience a été faite par une grande banque de vérifier son image auprès du public par un moyen original.

Elle faisait recruter, par un spécialiste du langage, des inconnus recherchés dans le bottin téléphonique de l'époque ( 1984), qui étaient rassemblés par groupes de 20, auxquels on donnait à lire les messages et courriers standards de la banque, sans en dévoiler l'identité. Un animateur favorisait les commentaires sans prendre partie, et les propos, sonorisés, étaient écoutés par des spécialistes dans une pièce voisine. La conclusion recherchée était de faire dessiner, par ces inconnus, à la lecture des documents, et à l'écoute des commentaires échangés, le portrait robot du patron de la banque inconnue, jusqu 'à son domicile , sa voiture, etc ... Tous les groupes, sauf un, sont tombés pile.

C'est ainsi qu'un domaine spécifique du droit s'est construit sur l'image, sur l'usage qui peut prétendre en être fait, sur le dénigrement qui peut en être déduit.

Compte tenu de ce que l' image est souvent associé à l'écrit et à la parole elle comporte une puissance d'impact considérable, créatrice ou destructrice de personnalité et de réputation.

On l'a vu en politique avec l'image du père Voise, en économie avec l'enseigne « Buffalo grill », dans le sport avec les suspects de dopage, ou de tricherie, dans le show biz avec les affaires de stupéfiants ou de mœurs. En relevant, qu'hormis la politique, toutes les autres activités supportent des entreprises aux revenus importants qui s'effondrent, bien avant que les éventuelles condamnations soient prononcées.

C'est pourquoi on voit se multiplier dans les entreprises commerciales, industrielles ou financières classiques, de puissants conseils de communication de crise, dont le domaine s'étend, au delà de la société elle-même, aux produits, aux marques, aux dirigeants, jusques y compris aux risques inhérents au comportement des institutions judiciaires.

Une véritable industrie de la communication s'est créée aussi bien en attaque, qu'en défense pour permettre de répondre efficacement à toutes les situations de crise, que le dénigrement préexiste ou qu'il puisse se greffer sur l'intervention du juge.

Qu'on le veuille ou non, les juristes qui ne prendront pas conscience de cette évolution, auront de plus en plus de mal à conserver la maîtrise du conflit confiée dorénavant aux communicateurs de plus en plus experts dans le fait juridique.

La rumeur et la nature de L'opération de dénigrement

L'utilisation de la rumeur à des fins de dénigrement est vieille comme le monde.

C'est en cela que le l'étude spécifique de cet instrument de dénigrement permet de recouvrir l'ensemble du sujet dans une analyse plus exhaustive, au-delà des trois autres instruments que sont la parole, l'écrit où l'image.

Dans sa définition basique la rumeur est un bruit, et, comme le bruit est, avec le vide, une des deux peurs de l'homme, la rumeur produit toujours un effet. On peut même dire que sa caractéristique est d'être le seul produit de l'esprit humain qui ne souffre pas d'invendus.

A la différence de la parole, de l'écrit et de l'image la rumeur présente un grand intérêt dans l'étude du dénigrement parce que son auteur est a priori non identifiable.

Il n'est même pas certain que la cible soit totalement identifiable car la rumeur s'inspire souvent de l'ordre donné à ses troupes par Simon de Montfort : « tuez les tous Dieu reconnaîtra les siens »

Pour que la rumeur prospère, il lui faut trois éléments associés qu'on ne retrouve pas toujours dans les autres opérations de dénigrement.

Elle a besoin d'un lieu de diffusion qui, comme celui à l'intérieur duquel circulent les bruits, n'est pas a priori maîtrisé par l'auteur. Celui qui parle connaît l'auditoire, celui qui écrit, son lectorat, comme celui qui dessine. Le lieu de diffusion, le volume et la destination de la rumeur sont aléatoires mais il y aura toujours un endroit où elle sera véhiculée, et une cible atteinte.

Autre élément, il faut à la rumeur le fantasme et le tabou, sur lesquels reposeront, voire amplifieront, la réaction des destinataires. Cinquième exemple : A nouveau la MGM. La veille de la présentation du dossier devant la commission de privatisation, une rumeur a couru dans les ministères selon laquelle un acheteur miraculeux avait déposé dans une banque de New York le double du prix offert par celui qui avait été retenu. Heureusement , à l'époque, l'utilisation du « Concorde » permettait de gagner trois heures sur le décalage horaire, lesquelles ont permis à un dirigeant du CDR, le vendeur, de faire, à New York, toutes les investigations prouvant la fausseté de la rumeur, et ce un quart d'heure avant l'ouverture des débats devant la commission.

Dans le dénigrement de l'entreprise, la cible doit rechercher, à 360 degrés, à qui, ou vers quoi est destiné le missile, et le type de carburant utilisé, fantasme et/ou tabou. La question de la défense, voire de la contre attaque sera alors posée.

Il faut aussi rechercher la nature de l'obligation, s'il y en a une, que la rumeur vise à imposer à la cible la plus vraisemblable, obligation de payer, de faire ou de ne pas faire.

Une fois ces analyses faites il faut répondre à la question sur la contre-attaque de la cible visée, pour autant qu'elle juge utile de contre-attaquer. Car il ne faut pas oublier que la cible a un avantage sur l'auteur qui est inconnu. Elle seule connaît la réalité des faits évoqués ou allégués. Elle seule peut apprécier l'effet absolu ou relatif de la rumeur. Cet effet est absolu lorsqu'elle a conduit à révéler un fait non contestable mettant en cause une cible clairement identifiée. Elle est relative lorsque ni le fait ni la cible sont clairement identifiés Il y a des rumeurs à tiroirs, comportant plusieurs charges dans la tète du missile qui peuvent viser par ricochet des cibles devenues vulnérables par l'amplification du bruit dans la sphère où il s'est répandu. Sixième exemple : La rumeur de Toulouse, qui s'est rapidement révélée un missile à multiples têtes chercheuses est le prototype de ce genre d'arme moderne de destruction médiatique massive. Espérons que le temps de la passion écoulé des sociologues démonteront ces mécanismes comme ils l'ont fait, naguère, de la rumeur d'Orléans.

C'est en cela que les analyses techniques faites par des spécialistes du dénigrement éclaireront les décisions à prendre par les responsables de la cible a priori visée. Des techniques de contre rumeur fonctionnant sur le principe du boomerang peuvent être utilisées, visant à l'identification de l'auteur, comme on enfume ou on noie la galerie de la taupe, ou au retrait de l'action de dénigrement.

Mais il semble très difficile d'opposer à une action dénigrement, une action concomitante de promotion. L'effet principal de la rumeur est de multiplier le nombre de ceux qui la colportent, au point de les rendre sourds à tout autre message pendant la période de diffusion.

Il faudra donc attendre que l'effet de colportage négatif ait été saturé pour reconstruire un effet positif qui fasse oublier le dénigrement. Cet ensemble d'opérations, complexes et hasardeuses, dépendent des enjeux qui peuvent être considérables.

C'est en cela que je termine mon propos avec le sentiment d'avoir simplement survolé un sujet actuel et passionnant.