1945, l'année de la victoire pour les uns, de la défaite pour les autres, mais l' année de l'espoir et de la fin du cauchemar pour tous
Le 22 septembre, un adolescent qui avance vers ses dix-sept ans, baptisé J3 par le ministère du ravitaillement, est plongé dans la lecture d'un gros livre rouge prêté par son oncle , secrétaire de la mairie de la sous-préfecture saintongeaise où la famille réside. Il reviendra souvent, au cours de cet automne, sur ce Code civil DALLOZ, lecture imposée pour qu'il puisse découvrir et comprendre les règles de la vie en famille et en société.
Certes, on imagine pas, de nos jours, un adolescent délaisser le casque de son baladeur, l'écran de son PC, où la lecture de ses bandes dessinées favorites pour celle du Code civil. Mais, il y a soixante ans, l'apprentissage de la vie se faisait dans le drame et l'incertitude et plongeait les ados de l'époque dans des circonstances qui les poussaient à chercher des références dans une réalité bien éloignée de celle que la « télé réalité» constitue pour les ados d'aujourd'hui.
Un an avant, le 22 septembre 44 le père de famille, usé par la maladie est mort, entraînant par son départ la perte des ressources vitales tirées de son artisanat de camionneur avec sa charrette et son cheval.
La Saintonge vit encore au son du canon tiré par les occupants allemands enfermés dans les poches de Royan et de la Rochelle. Il commence à faire noir et froid, surtout pendant l'hiver qui a vu J3 , et son cheval, faire équipe six jours sur sept pour le ravitaillement en bois et charbons.
Au printemps 45, après les événements de la victoire et le retour d' Allemagne des prisonniers français, la vie locale a retrouvé le chemin du droit, de l'administration civile, des règles de vie en société largement oubliées depuis plusieurs années, au point d'apparaître comme « anormales ».
A l'automne 45, le notaire familial, peu pressé de régler une succession impécunieuse, se manifeste enfin. Il veut faire entendre raison à ce mineur qui doit être ramené à sa condition d'incapable quel que soit l'autorité qu'il manifeste en considérant que le fait qu'il fait vivre la famille par son travail l' a fait héritier de l'autorité du père décédé. Le conflit étant engagé, il faut prendre connaissance des grandes règles de droit invoquées, sur un ton péremptoire, par ce notaire considéré par J3 comme un vieux « schnok ».
C'est ainsi que la lecture attentive et sérieuse du Code civil a commencé, en dix articles apportant, chacun, une leçon pour le reste de la vie.
Articles 388
Le mineur est l'individu de l'un ou l'autre sexe qui n'a point encore l'age de vingt et un ans accomplis.
C'est le coup de massue infligé par le notaire. Finies les libertés prises, les audaces des temps de guerre. Il faut avaler l'article 388 et ne pas mener un combat perdu d'avance contre la force du droit. À condition de bien comprendre la différence entre « l'état de droit » qui dorénavant prévaudra, et « l'état de guerre », de non droit, auquel beaucoup de jeunes se sont habitués, aux point de le considérer comme naturel.
Leçon : le Droit, avec un grand D crée des devoirs. L'accomplissement du devoir ne crée pas pour autant de droits.
Article 420
Dans toute tutelle il y aura un subrogé tuteur nommé par le conseil de famille
Le notaire, sirupeux à souhait, rappelle qu'un conseil de famille s'est tenu à l'automne 44, et qu'il a désigné l'oncle, le prêteur du Code civil, comme subrogé tuteur. Il semble, selon lui, que le subrogé tuteur considère la tutrice légale, la mère, comme beaucoup trop souple, on dirait aujourd'hui laxiste, à l'égard de ce gamin sur lequel il va bien falloir faire peser le poids de la tutelle pour le remettre à sa place.
A première lecture, il n'y a pas d' échappatoire. Il faut accepter le poids de la double tutelle, rendre des comptes, obéir, alors que tout se réglait dans la douceur de l'affectivité filiale naturelle.
Encore que, une seconde lecture de l'article 420 confirme que le subrogé tuteur est plutôt en charge des intérêts du mineur lorsqu'il sont en opposition avec ceux de la tutrice. Rien n'est perdu, il suffirait d'équilibrer les pouvoirs en présence pour obtenir le respect de ce que le mineur apporte, beaucoup, aux lieux et place de ce qu'il est, rien, du fait de son statut d'incapable.
Leçon : de l'instant où tout individu , ambitieux et astucieux, subit deux tutelles qui peuvent entrer elles-mêmes en conflits, il peut en tirer une liberté considérable.
Article 796
Si, cependant, il existe dans la succession des objets susceptibles de dépérir [...] l'héritier peut en sa qualité d'habile à succéder, se faire autoriser par la justice a les vendre
Arrive octobre 1945, lorsqu'un premier champ de bataille est ouvert entre J3 et sa tutelle. En un an, ( 44-45) les travaux de camionnage dans la ville ont pris de l'ampleur, au point que la tutelle a acheté une camionnette et embauché un chauffeur. J3 reste attaché à la charrette au cheval, à la marche à pied par tous les temps, alors que le chauffeur se pavane dans la camionnette. Cette situation, qu'on qualifierait aujourd'hui de discrimination, lui est inacceptable, au point qu'il propose de vendre le cheval qui risque, avec l'age, de dépérir, pour acheter un vrai camion neuf.
La tutelle s'y refuse obstinément. Elle rappelle au mineur que, même s'il conduit la camionnette en cachette, il ne pourra obtenir son permis de conduire que dans au moins un an, et que de bons principes de gestion excluent d'embaucher un second chauffeur pour satisfaire les « revendications », non légitimes, de « l'héritier » qui préfère l' automobile à l'hippomobile. Pour conclure, la discussion dévie sur les modalités et les procédures d'achat du camion neuf, donc sur l'étalement dans le temps, ce qui écarte tout recours à l'article 796.
Leçon : Les conflits qui s'enveniment dans le débat sur les principes se résorbent plus facilement dans celui sur le temps et les modalités.
Article 1251
La subrogation à lieu de plein droit au profit de celui qui, étant lui-même créancier, paie un autre créancier qui lui est préférable en ses privilèges et hypothèques.
Les choses se compliquent, revoilà le notaire. En 1943, lorsque le père est tombé malade et que la famille a commencé à manquer d'argent, le notaire lui a trouvé un prêt avec hypothèque sur un bâtiment d'écurie inutilisée, seul bien immobilier familial hérité du grand-père.
Le premier créancier est inconnu de la famille, le second, marchand de chevaux, a racheté la première créance qui était payable à fin 1945 et dont tout faisait penser qu'elle ne pourrait pas être réglée. Devenu ainsi seul créancier il guigne le bâtiment d'écurie dont il a besoin pour son propre commerce de chevaux.
Peut-on l'empêcher ? S'il est d'accord avec le notaire, Non. C'est la dure loi économique qui veut que la position du créancier est toujours préférable à celle du débiteur, sauf quand le créancier a prêté plus que ne vaut son débiteur, auquel cas c'est lui qui bénéficie de l'inversion des rapports de forces.
Leçon : le commerce de l'argent, et des garanties y attachées, fait que c'est toujours celui qui donne trop qui est perdant.
Article 1583
La vente est parfaite entre les parties et la propriété est acquise de droit à l'acheteur à l'égard du vendeur dés qu'on est convenu de la chose et du prix.
Voila la toussaint 45, et le retour du marchand de chevaux. le maquignon a eu vent de la discussion familiale sur la vente du cheval. Il a convaincu la tutrice d' en acheter un nouveau en attendant la livraison du camion neuf. Flattée comme savent le faire ces habitués des foirails, elle a « craqué ». On vend « Pompon ».
Que faire ? Rien car manifestement la vente est « parfaite » quel que soit l'opinion de J3, et ses sentiments à l'égard du compagnon avec lequel il a créé des liens affectifs. Il va falloir se séparer, s'adapter un nouveau serviteur qu'on a pas choisi, qui doit arriver dans deux semaines. Il faut tourner la page et attendre de vérifier si l' arrivant fournit le bon service promis par le baratin du maquignon.
Leçon : la vente qui se règle, en France, par cet échange d' accords sur la chose et sur le prix, laisse ouverte la discussion sur les conditions dans lesquelles le service attendu de l'acquisition est rendu.
Article 1110
L'erreur n'est une cause de nullité de la convention que lorsqu'elle porte sur la substance même de la chose qui en est l'objet.
Un cheval gris sale a remplacé le bai brun rendu au marchand. Ni séduisant ni sympathique dans son comportement, il faut tenter de s'en débarrasser. Grâce à un coup de main d'un copain de collège dont le père est vétérinaire, il est facile de faire « expertiser » les dents de l'animal et de vérifier s'il a bien l'age qui justifiait le remplacement du précédent. Victoire ! le maquignon a triché. Il a trompé la tutrice. Dés le lendemain le fidèle compagnon est de retour. Certes, la base juridique de l'article 1110 aurait mérité une analyse plus sérieuse, mais l'appui de vétérinaire a inversé le rapport de forces.
Leçon : les grandes règles du droit peuvent trouver des applications différentes selon le secours que l'expertise apporte à celui qui perd la première bataille.
Article 1382
Tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui-ci a le réparer.
Le cheval est revenu avec la classique colique qui l' immobilise à l'écurie pour deux jours. J3 doit aller jouer le « commis » avec le chauffeur et l'aider qui dans sa tournée de livraison avec la camionnette. Retrouvant, vers midi, ses copains qui l'entraînent vers l'apéritif, il décide que le commis ramènera la camionnette vide à la maison.
Certes, il n'a pas le permis de conduire, mais le chemin est court. Vas-y, et fais gaffe ! A peine quelques centaines de mètres parcourus, il faut freiner brutalement pour éviter un chien. Un bruit de choc et de jurons à l'arrière oblige le jeune conducteur à regarder par la lucarne de la cabine.
Que voit-il ? Un képi de gendarme qui roule doucement, tout seul, sur le plateau vide de la camionnette. Son propriétaire, qui avait disparu, se relève et remet son vélo debout. Surpris par le freinage brutal, Le Pandore cycliste a buté de son guidon dans l'arrière du plateau sur lequel le képi a poursuivi son chemin, créant une situation ridicule sous les rires des passants. C'est la catastrophe !
Comment en sortir ? Surtout rester calme et ne pas chercher des excuses inutiles voire foireuses, alors que la « victime » de cet incident guignolesque éructe. Une fois la découverte faite que le « délinquant » est le petit fils du chef de brigade sous l'autorité duquel le jeune gendarme a débuté, l'engueulade enfle comme un torrent qui va laver l'affront fait à l'autorité. Le silence contrit s'impose.
Leçon : partout où existe le pouvoir de faire, ou d'enfreindre, il y a responsabilité. Plus elle est importante plus le pouvoir est grand. Il faut alors se donner les moyens d'assumer.
Article 1384
[...] On est responsable, non seulement du dommage causé par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre.
Les choses deviennent de plus en plus sérieuses. Comme la vie a repris le dessus et qu'il fait toujours aussi noir et aussi froid en cette fin d'automne, la ville commence a se préoccuper du camp de prisonniers allemands installés à trois kilomètres dans lequel sont enfermés environ 200 soldats et officiers rescapés de la poche de Royan.
L'idée se fait de les mettre au travail en les répartissant chez les artisans et les commerçants qui en ont bien besoin. L'autorité municipale prend contact avec l' autorité militaire qui accepte le principe mais discute des modalités. Elle ne veut pas lâcher dans la nature plus de 25 prisonniers qu'elle veut voir regroupés et gardés dans un local correctement aménagé. D'ici à ce que ce soit fait, il faut venir les chercher au camp, le matin au lever du jour, et les ramener le soir avant la tombée de la nuit. La grande question est :
Qui les conduira et les gardera pendant le double trajet?
Les commerçants ou artisans intéressés par cette main d'œuvre bon marché ne sont pas vraiment volontaires pour cette « promenade » quotidienne d'une douzaine de kilomètres. Le petit camionneur, J3, est désigné volontaire.
La galère commence, pour quelques mois. Il faut endosser le costume du responsable d'une cohorte de jeunes hommes en déshérence humaine et sociale et subir les critiques auxquelles s'expose tout « responsable ».
Leçon : il faudra toujours lutter contre la fâcheuse tendance qu'ont les groupes humains de passer le mistigri de la responsabilité sur le plus jeune dans le grade le moins élevé, pour la rendre plus difficile à mettre en cause, au motif, souvent fallacieux, que la valeur n'attend pas le nombre des années.
Article 1386
Chacun est responsable des dommages qu'il cause non seulement par son fait, mais par ses négligences ou son imprudence.
La circulation de ces 25 prisonniers, matins et soirs, dans les rues de la ville n'est pas sans risque. L'hostilité à leur égard est certes atténuée, mais il suffirait d'un rien pour lui redonner un caractère agressif.
Comme il est fastidieux de livrer chaque prisonnier à son lieu de travail l'habitude s'installe que deux d'entre eux qui sont affectés chez un artisan fabricant de meubles soient laissés au coin de la rue finir seuls le bref chemin vers leur atelier. Un matin, ils profitent d'un instant d'inattention d'un épicier qui est en train d'ouvrir son étalage pour chaparder quelques fruits. C'est le drame !
Il faut vite payer les dégâts avant que les choses s'enveniment. J3, gardien négligent, est évidemment le coupable. C'est à lui de payer, même si le service qu'il rend est non rémunéré.
Leçon : les conséquences de la responsabilité, même sans faute, atteignent toujours celui qui est solvable « en dernier ressort ». De toute manière, mieux vaut l'injustice du paiement que l'indignité de la fuite devant sa responsabilité.
Article 2279
En matière de meubles possession vaut titre.
Il faut que ce trimestre de l'école de la vie, en compagnie du Code civil, se termine dans la joie à l'approche des fêtes de Noël 45.
Pour ce faire revenons quelques années en arrière.
Fin mai 1940 lorsque l'exode poussait sur les routes du sud-ouest des centaines de milliers de réfugiés venant de celles du nord est, une grosse berline Renault, tirant une petite remorque au ressort brisé, s'arrête devant la maison. Le conducteur, qui porte un nom célèbre, préfère poursuivre sa route sans risquer l'arrivée des troupes allemandes. Il abandonne la remorque, qui est garée au fond d'une écurie inutilisée, jusqu'à ce que le propriétaire vienne la récupérer.
Les années passent, sans nouvelles, le nom donné par les propriétaires laissant penser qu'ils ont quitté la France. La remorque, elle-même est oubliée, a disparu sous un entassement d'objets aussi hétéroclites qu' inutiles.
A l'automne 45, la puanteur qui se dégage de cette écurie impose de la vider pour trouver ce qui justifie cette odeur de pourriture.
Horreur ! une fuite d'eau du toit a détrempé la bâche de la remorque, entraînant la pourriture du petit stock alimentaire de précaution qu'elle recélait, découvert cinq ans après, constitué, pour l'essentiel, de café de chocolat et de sucre. Encore qu'il reste quelques boites en métal dont on peut bien se demander quel type de victuailles elles renferment.
Le tout est confié à un oncle, boucher charcutier qui découvre le miracle de superbes blocs de foies gras, parfaitement conservés dans le vide de leurs écrins galvanisés protecteurs.
Que faire ? sinon de régaler toute la famille en vidant les boites pour les fêtes de cette fin d'année 45,ne serait ce que pour éviter la détérioration de tels trésors .
Leçon (de simple circonstance) : la possession sans titre repose sur la bonne foi. Elle peut, aussi, offrir de bons foies à celui qui sait trouver le trésor enfoui sous les décombres.