La Parole de l'Expert à l'Époque de la Globalisation : Intervention de Michel Rouger
Michel Rouger, ancien chef d'entreprise et président du Consortium de Réalisation, partage ses réflexions sur l'évolution de la fonction d'expert dans un monde globalisé. Il analyse les défis et les opportunités que représente la parole de l'expert face à l'autorité judiciaire, les intérêts privés et l'opinion publique.

Didier KLING

On va demander maintenant à un grand témoin d'intervenir, en la personne de Michel ROUGER.

Michel ROUGER a été chef d'entreprise dans le domaine bancaire, financier, Président du Tribunal de Commerce de PARIS, Président du Consortium de Réalisation - le CDR. Après quoi il a créé un institut auquel je vous encourage à adhérer, qui s'appelle PRESAJE.

A ce titre, au cours de nos discussions avec Bernard JANOT, Michel ROUGER nous a dit que PRESAJE avait lancé une réflexion sur l'expertise, occasion inespérée de créer un lien avec nos travaux et de faire une synthèse avec nos propres réflexions de cet après-midi.

Michel ROUGER

Lorsque je suis arrivé ce matin, j'étais témoin intéressé, je suis devenu témoin assisté grâce à tout ce que j'ai appris de tous ceux qui sont intervenus. Au point que je suis amené à modifier non pas l'esprit de mon texte, mais sa lettre - ce qui permet de le raccourcir. Sans me délier des objectifs de la recherche confiée à deux jeunes, un juge d'instruction et un expert en informatique, qui produiront au printemps prochain un ouvrage dont on suit l'élaboration avec Michel ARMAND PREVOST.

Le fil rouge qui constituera la trame du livre à paraître, le thème central, évoqueront les différentes paroles de l'expert, à ne pas confondre avec la parole des experts, si l'on veut bien considérer que le même expert peut avoir plusieurs paroles selon le cadre, le lieu où il s'exprime, et celui auquel il s'adresse.

C'est pourquoi l'ouvrage attendu comportera trois tomes successifs:

  1. Le premier sur l'expert judiciaire dans sa relation avec le juge pénal

  2. Le second sur l'expert professionnel privé dans sa relation avec un client

  3. Le troisième sur l'expert sociétal dans sa relation avec l'opinion publique

Une précision : je partage la réflexion philosophique du Professeur EWALD, qui nous interpelle et nous aide à bien penser, mais comme je n'ai pas sa grande compétence, je vais me limiter à une application concrète et pragmatique de ce qu'il a dit.

Toute parole humaine a un objectif : convaincre d'abord et ensuite, persuader, c'est-à-dire convaincre à agir. Quand elle s'adresse à un décideur, c'est cette recherche permanente de persuasion qui anime et configure la parole. Dieu sait à quel point, et avec quel talent, les avocats savent utiliser ce fondement même de l'expression humaine.

L'expert n'échappe pas à cette servitude de bon usage de sa propre parole, ni à l'obligation de la rendre différente selon qu'il l'exprimera dans le cadre des grands pouvoirs d'Etat, gardiens de l'intérêt général, ou dans le cadre d'un conflit entre intérêts privés, ou dans le cadre de la société et de l'opinion publique ;

J'écarte l'expertise sollicitée, elle existe, en préliminaire à des décisions politiques débattues entre l'exécutif et le législatif. Ce serait une analyse aventureuse. Je reste dans le judiciaire, nous le connaissons tous bien, ensuite je passerai par le marché, j'y vis depuis 60 ans, puis je terminerai par l'opinion, cette  « reine du Monde dont la force est la tyrannie » selon Chateaubriand 1. [La parole de l'expert dans le cadre de l'autorité judiciaire.]{.underline}

Dans ce cadre spécifique, dont les règles et les pratiques varient selon la nature des faits ou des personnes expertisés, selon la nature de la mission et les pratiques de celui qui l'a donnée, les phénomènes de conviction et de persuasion attachés à la parole de celui « qui sait » sont extrêmement dangereux. Exprimés au sein d'un pouvoir, d'un impérium, parfois solitaire, émotif ou réactif, ils démultiplient la puissance de celui qui le détient avant de l'exercer. La parole persuasive, qui est dans la nature de celui qui sait face à celui qui attend celle du sachant, peut entrainer des effets pervers destructeurs. C'est à l'expert, sur le plan des principes, de respecter des règles de comportement, qui ne sont certes pas dans sa mission, en développant une double pédagogie, sur la compréhension de sa parole, et sur l'utilisation de son expertise. Dans ce cadre judiciaire, le devoir de l'expert est de déterminer, au delà de son travail, de ses analyse et de ses certitudes quel usage il en sera fait, en fonction de la personnalité qui décidera sur les conclusions proposées. C'est ce qui a fait défaut à Outreau.

Nous ne réfléchissons pas suffisamment à cet aspect pédagogique de l'office de l'expert, à la position, voire à la posture qu'il prend dans l'enquête ou dans le procès pénal, ne serait ce qu'en l'absence de garanties contradictoires. Pourtant le maître mot de l'expertise judiciaire, au-delà de la parole technique, est la pédagogie. Cette réflexion devrait conduire à dresser un rail de sécurité entre pouvoir du juge et savoir de l'expert.

La parole de l'expert dans le cadre des intérêts privés et du marché.

Il en va tout à fait différemment dans les structures du marché que dans celles de l'Etat. L'expert va exprimer sa parole dans un cadre d'intérêt privé.

Il va avoir des clients. Il aura des concurrents, au besoin agissant de leur coté dans un cadre judiciaire. Comme partout, il cherchera à convaincre et à persuader.

Certes l'usage qui sera fait de sa parole ne sera pas associé aux moyens de la puissance publique, mais il reposera sur ceux de la puissance économique et financière. Il retrouvera dans ce cadre différent le même devoir de pédagogie que dans sa relation avec le juge, avec une grande différence. Le marché étant par définition, un lieu de concurrence et de compétition, la multiplication d'expertises elles mêmes concurrentielles et compétitives, attenue, par le fait que chaque client a les siennes, les risques de dérapages liés à l'impérium judiciaire.

Mais il reste un problème majeur à régler dans ce cadre privé de relation avec une clientèle qui fait appel à l'expert, celui de la déontologie et des conflits d'intérêts. Nous vivions entre nous en gérant ces affaires au mieux des relations de corps et de spécialités. La globalisation des marchés nous l'interdira de plus en plus. Si elle veut rester audible la parole de l'expert devra muer, non seulement en terme de langue mais aussi en tonalité déontologique.

Ce qui inspire deux réflexions.

Face à cette évolution, je ne crois pas à la pérennité d'une structure expertale monopolistique en forme d'agrément et de nomenclature, comme évoqué ce matin dans le cadre judiciaire. Je ne vois pas comment le marché, globalisé comme il est, acceptera de n'avoir de recours qu'à l'expert issu d'une nomenclature d'Etat.

Réfléchissez sur ce sujet, Monsieur HAUSER l'a bien expliqué, il y a des nécessités et des servitudes propres au marché, incompatibles avec les pratiques antérieures.

Je ne crois pas plus à la pérennité du système actuel à raison des coûts qu'il induit par les multi experts ou les multi expertises. Ce qui me fait penser que l'on a des chances, sur le moyen et long terme, d'aller vers des structures expertales tout à fait différentes qui auront pour objet premier de répondre aux opérateurs de marché et probablement aux autorités de marché. Ces structures seront construites sur des bases contractuelles et déontologiques, par préférence aux systèmes de l'agrément étatique de l'institution judiciaire.

La parole de l'expert dans sa relation avec l'opinion publique.

Après l'expert judiciaire classique et l'expert moderne de marché, j'en arrive à l'expert post moderne et à sa parole face à l'opinion publique.Il n'agit plus dans l'intérêt général, ni dans l'intérêt particulier, mais dans la manifestation d'un intérêt sociétal, capricieux et versatile, qui s'exprime dans les passions passagères qui agitent une opinion publique à laquelle tous les pouvoirs d'Etat sont de plus en plus sensibles, justice comprise, depuis sa prise en mains par les médias de la société de communication.

Nous sommes conduits vers une rénovation profonde de la fonction d'expert en raison de la transformation et de la nécessaire adaptation de sa parole face à une opinion publique qui exigera de lui à la fois plus de certitudes et plus de doutes, plus de distanciation et moins de temps.

Je pense que nous sommes à l'ANNEE ZERO de ces évolutions.

Je donne un exemple tout simple :

Nous allons vers la « class action ». Imaginez ce que serait une procédure qui concernerait des publics très importants dans notre pays, avec des sociétés tout aussi importantes sur le plan international -sociétés disposant elles-mêmes de très gros moyens et ne reconnaissant pas, par définition, les structures expertales de l' Etat français, face auxquelles elles opposeraient des régiments d'experts répartis en autant de spécialités qu'il faudrait pour « noyer » le procès.

On serait vite atteint d'une incapacité temporaire, non pas par incompétence, mais par non acquisition des compétences internationales qui sont déjà indispensables à un pays comme le nôtre qui vit dans une économie ouverte, avec des structures expertales héritées d'une économie fermée administrée de type national.

J'arrive à la conclusion qu'il est de bon ton d'éclairer en citant une parole non plus d'expert, mais d'auteur. Elle me vient de ma dernière expérience.

Le gouvernement m'a confié un organisme qui vise à rapprocher les grands experts de la santé publique qui luttent contre l'alcoolisme et le monde, français par excellence, de la viticulture qui dépérit par la chute de la consommation. Les deux parties s'opposent de façon virulente en se bombardant de certitudes.

Récemment, pour faire cesser le feu, je me suis hasardé à une citation personnelle.

Les certitudes, c'est comme les oreillons. Ca fait gonfler la tête, ça rend sourd et parfois stérile !

Chers amis experts, gardez vous des certitudes et des oreillons !

Et tous mes compliments pour vos travaux.