Mohammad Chafi est Doctorant (Université de Rennes, IODE)
Tout d'abord, je veux remercier Madame Turgis qui m'a invité à présenter les enjeux de la blockchain en droit de la concurrence. Je veux remercier aussi les organisatrices et les organisateurs de ce très beau webinaire, l'université de Rennes, le laboratoire IODE auquel j'appartiens en tant que doctorant, l'Institut Présaje - Michel Rouger, le Cominlabs, L’Ecole de Formation professionnelle des Barreaux du ressort de la cour d’appel de Paris (EFB) et l’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM) pour n’oublier personne. J’en profite pour féliciter Madame Bertrand et Madame Turgis pour la publication de l’ouvrage Blockchain et protection de la Privacy ainsi que tous les contributeurs à cet ouvrage.
Les interventions précédentes ont montré la multitude des enjeux de la blockchain dans différentes branches du droit. Le droit de la concurrence ne fait pas exception parce que les entreprises utilisent cette technologie dans l'exercice de leur activité de production et de distribution.
La technologie blockchain ne se limite pas à la seule sphère des crypto-monnaies, ou si vous n'êtes pas d'accord avec la qualification de crypto-monnaie, à la seule sphère des crypto-actifs. Cette technologie s'impose comme un outil d'organisation et de coordination d'activités économiques.
La blockchain, c'est une forme de technologie de registre distribué, employant une chaîne de blocs comme son nom l'indique, connectés les uns aux autres, et qui stockent des informations. Les informations qui peuvent être stockées et partagées sur les blockchains varient, et peuvent inclure des données aussi différentes que des documents ou des données liées à la vente et à l'achat de biens ou de services. L'utilisation de la blockchain peut ainsi faciliter la coopération entre les entreprises qui ne se font pas forcément confiance.
La coopération est un pilier important pour le progrès des sociétés et des marchés. Mais parfois certaines entreprises mettent leur intérêt au-dessus de toute autre considération de sorte que leur implication a pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre, ou de fausser la concurrence. Alors la coopération devient plus problématique et moins bénéfique au marché et à la société.
Dans ce cas, on ne parle plus d'une coopération mais d'une entente qui peut être sanctionnée au titre de l'article 101 du Traité de Fonctionnement de l'Union européenne et l'article L420-1 du Code de commerce français. Ces deux articles interdisent toute forme d'entente notamment celles qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou fausser la concurrence sur le marché. En raison des contraintes de temps aujourd'hui, je vais me concentrer sur les pratiques concertées et les accords entre deux ou plusieurs entreprises.
On peut se demander si la blockchain facilite la bonne coopération: peut-elle jouer un rôle dans la facilitation de la mauvaise coopération et la facilitation des pratiques anticoncurrentielles ?
La technologie est neutre. Cependant, elle offre des moyens qui peuvent être détournés à des fins anticoncurrentielles. C'est la manière dont une entreprise utilise cette technologie qui peut en faire un outil anticoncurrentiel.
Je vais vous présenter dans une première partie comment la blockchain peut, sous couvert de transparence et de collaboration, faciliter les pratiques concertées entre acteurs économiques, notamment par le biais de mutualisation des données sensibles. Et nous verrons dans un second temps comment cette technologie peut être utilisée afin de conclure et d'exécuter des ententes anticoncurrentielles d'une manière plus stable.
La blockchain, outil de facilitation des pratiques concertées
Qu’est-ce qu’une pratique concertée? C'est une forme de coordination entre les entreprises qui n'est pas allée jusqu'à la conclusion d'un accord formel. Les entreprises décident d'adopter une coopération pratique plutôt que de s'exposer aux risques du marché concurrentiel. C'est interdit parce que le fonctionnement concurrentiel du marché repose sur l'autonomie de chaque opérateur, y compris pour la définition de sa politique commerciale et son comportement sur le marché.
Cette exigence d'autonomie n'interdit évidemment pas aux entreprises de s'adapter intelligemment aux comportements de leurs concurrents. Par contre, cette exigence d'autonomie s'oppose à toute prise de contact direct ou indirect et à toute communication unilatérale ou réciproque d'informations commercialement sensibles ayant pour objet ou pour effet de dévoiler le comportement de leur entreprise ou d'influencer le comportement d'un concurrent sur le marché.
Les pratiques concertées se distinguent du seul parallélisme par la prise de contact. Le seul parallélisme n'est pas sanctionné en droit de la concurrence et il faut ce facteur en plus, la prise de contact, pour que ça devienne problématique. Elle se distingue encore de l'accord par l'absence de définition explicite des objectifs poursuivis et par l'absence d'engagements réciproques, explicites , entre les entreprises.
L'échange d'information interdit concerne en général les informations commercialement sensibles, c’est-à-dire des informations qu'une entreprise a intérêt à ne pas dévoiler pour garder un avantage concurrentiel. Par exemple, les prix futurs, les stratégies commerciales, les volumes de production et les volumes de vente. Donc l'échange d'information publiquement accessible grâce à la transparence du marché ou bien aux caractéristiques du marché ne constitue pas en principe une pratique concertée.
Ce qui distingue une information confidentielle d'une information publiquement accessible, c'est le coût d'accès à ces informations lorsqu'elles ne sont pas échangées directement entre les entreprises. Si on peut accéder à cette information facilement, sans avoir à les échanger directement entre les entreprises, sans avoir recours à des bureaux d'études, si c'est facilement accessible par les caractéristiques du marché, alors l'échange n'est pas problématique.
L'outil à travers lequel les informations sont échangées importe peu. Ce qui importe, c'est l'échange même et la nature des informations échangées et l'objet ou l'effet de cet échange.
Ici, on arrive au rôle de la blockchain dans l'échange d'information commercialement sensibles. La blockchain peut transformer certaines informations commercialement sensibles et confidentielles sur un marché classique, en information publiquement accessible. Grâce à sa transparence, la blockchain permet la création de ce qu'on appelle des data pools(1).
Je vous donne l'exemple de l’IBM Food Trust qui concerne un réseau de chaîne de distribution agroalimentaire. Ce réseau blockchain fournit aux distributeurs, aux fournisseurs, aux producteurs et aux industriels de l'agroalimentaire participant à cette blockchain, des données provenant de l'ensemble de l'écosystème alimentaire, ce qui permet une traçabilité et une transparence dans les échanges commerciaux entre les acteurs de cette filière.
En conséquence, l'utilisation de cette même blockchain par des entreprises différentes de la même filière permettra à chaque entreprise d'accéder à des informations commercialement sensibles et classiquement considérées comme confidentielles. Toujours dans le cadre de l’IBM Food Trust, prenons l'exemple des entreprises qui opèrent dans le secteur de la production et la distribution de fruits ; prenons peut-être l'exemple des cerises. Dans une telle blockchain, chaque acteur de la filière devient transparent et obtient des informations sur ses concurrents: il aura accès aux dates de récolte, aux dates de vente, aux quantités produites, aux quantités vendues, au coût de production et même au prix de vente. En plus, une entreprise peut avoir accès à des informations qui concernent ses fournisseurs et ses distributeurs, par exemple le prix de revente au consommateur ou bien encore les quantités vendues.
Ces informations, une entreprise ne pouvait pas les avoir auparavant sans les échanger formellement en réunion, par courriel, ou bien par téléphone, sur un marché classique.
Se pose alors la question de savoir si ces informations confidentielles sont transformées en information publiquement et facilement accessible grâce à la transparence du marché. Et donc, ici, il faut chercher à comprendre si le parallélisme de comportement constitue une pratique concertée fondée sur un échange d'information à travers la blockchain ou une simple adaptation intelligente fondée sur des informations publiquement accessible sur le marché non sanctionnée par les articles 101 du traité de fonctionnement de l'Union européenne et l'article L420-1 du Code de commerce.
La blockchain ne peut pas être qualifiée de marché, donc ces informations ne peuvent pas être considérées comme accessibles grâce à la transparence du marché même. Elles sont accessibles grâce à un outil technologique utilisé dans la coordination et l'organisation des activités sur le marché.
En plus, il existe une présomption réfragable que les entreprises engagées dans un échange d'informations commercialement sensibles, et qui sont toujours actives sur le marché, ont pris compte de ces informations dans la détermination de leurs stratégies commerciales sur le marché. Donc l’utilisation d'une même blockchain par des entreprises concurrentes peut réduire les incertitudes et l’autonomie des entreprises dans la détermination de leur stratégie, ce qui augmente le risque de collusion.
Pour cela, les entreprises doivent être prudentes concernant les informations publiées sur les blockchains, car il y aura un grand risque qu'elles soient sanctionnées sur la base de l'article 101 du traité de fonctionnement de l'Union européenne et l'article L420-1 du code de commerce, si un parallélisme de comportement est établi.
Cette transparence dans les relations peut aussi jouer un rôle important dans la formation et l'exécution des accords anticoncurrentiels. Et c’est l’objet de la partie suivante.
Comment la blockchain peut-elle faciliter ou contribuer à la stabilisation des accords anticoncurrentiels, à leur formation et à leur exécution?
Tout d'abord, le recours à la technologie blockchain peut faciliter la gestion des ententes pour les groupes qui ne se font pas confiance, mais qui doivent travailler ensemble s'ils veulent protéger la stabilité de leurs relations.
Ces relations anticoncurrentielles sont de nature instable. Leur instabilité est essentiellement due au manque de confiance entre les parties. Ce manque de confiance concerne en général le risque de déviation au terme de l'accord lorsque les intérêts à court terme de l'entreprise sont en conflit avec les intérêts à long terme du groupe.
Par exemple, si les gains obtenus par le non-respect des termes de l'entente sont plus importants que les gains obtenus par leur respect, une entreprise a intérêt à tricher et dévier de l'accord. Chaque entreprise se méfie donc du comportement de l'autre.
Et comme pour tout type de coopération, les ententes anticoncurrentielles nécessitent un degré important de confiance entre leurs parties. La confiance permet non seulement la formation des ententes, mais assure également la continuité de cet accord. Pour cela, les entreprises cherchent des outils qui renforcent la confiance en garantissant le respect des engagements de chaque entreprise et rendent plus difficile et moins profitable la déviation par l'un des participants. Elles doivent ainsi mettre en place des moyens efficaces de surveillance pour détecter et punir les déviations afin de garantir la bonne exécution de l’entente. Et c'est ici que la blockchain et les smart contracts peuvent jouer un rôle important.
D'abord, je vais présenter le rôle de la blockchain sans smart contracts comme moyen de gestion et de surveillance entre les entreprises pour ensuite expliquer le rôle de l'utilisation de la blockchain avec smart contracts dans l'exécution des ententes anticoncurrentielles.
La blockchain sans smart contract.
La cryptographie utilisée sur les blockchains crée ce que Monsieur le Professeur Thibault Shrepel a appelé le double effet:
- Le premier effet est un effet de visibilité. Il permet aux entreprises parties aux transactions, et ici j'entends par transaction pas uniquement un échange de crypto-actif mais tout échange information ou tout document, d'accéder simultanément à la même information et au même moment.
- Le deuxième effet est un effet d'opacité. Aucune partie tierce à l'échange, telle que les autorités de la concurrence, ne peut accéder au contenu de l'échange et ne peut savoir facilement les identités cachées derrière les pseudonymes cryptographiques. Cela rend la détection de ces ententes plus complexe pour les autorités.
Les entreprises engagées dans une entente anticoncurrentielle peuvent donc utiliser cette technologie afin d'échanger des informations essentielles pour la bonne exécution de l'entente. L'échange de telle information permet une meilleure surveillance mutuelle entre les membres de l'entente, ce qui peut réduire les incitations à tricher et rendre toute tentative de triche facilement détectable par les autres membres de l'entente.
Par exemple, imaginons que deux entreprises X et Y aient conclu un accord pour limiter leur production, ce qui peut constituer une entente au sens de l'article 101 du traité de fonctionnement de l'Union européenne. L'utilisation de la blockchain avec des moyens de l'Internet of Things permet le stockage en temps réel et de manière immuable des informations concernant les quantités produites, ce qui permet une surveillance efficace entre les deux entreprises, en accentuant la transparence entre elles concernant les quantités produites.
La blockchain avec smart contract
Lorsque les entreprises utilisent les blockchains avec des smart contracts, ces smart contracts peuvent contribuer à la formation des ententes en réduisant la nécessité de confiance entre les entreprises.
Les blockchains sont qualifiées de réseau sans confiance (trustless) et permettent de diminuer la nécessité de faire confiance à l'autre entreprise pour l'exécution de l'entente en s'appuyant sur des smart contracts qui assurent l'exécution automatique des engagements.
Pour citer Monsieur le Professeur Jerom De Cooman, les blockchains, grâce à leurs outils, permettent de remplacer l'exigence de confiance entre les parties d'une entente par une notion d'assurance. Quelle est la différence entre les deux ?
La confiance est un sentiment subjectif de sécurité ou d'espérance ferme, inspiré par quelqu'un ou par quelque chose. Donc la confiance implique une prise de risque. Si je fais confiance à une autre entreprise, ça ne veut pas dire que l'autre entreprise ne va pas dévier des termes de notre accord.
Contrairement à la confiance, l'assurance n'implique pas une prise de risque. L'assurance est une garantie ou une affirmation objective que quelque chose est vrai, certain et sûr. L'assurance est un mécanisme qui réduit ou élimine le risque grâce à des garanties formelles, des contrats ou des mesures vérifiables.
Les smart contracts sont des outils qui permettent d'automatiser l'exécution des termes du contrat. Et puisqu'ils sont inscrits sur la blockchain, ils bénéficient de ses caractéristiques dont la plus importante ici est l'immuabilité. Un smart contract ne peut pas être facilement arrêté ni modifié ce qui constitue une garantie à l'exécution des engagements pris.
Ensuite, les smart contracts peuvent aussi rendre les accords plus contraignants. En général, les accords anticoncurrentiels sont illicites. Donc une entreprise ne peut pas demander au tribunal une exécution forcée. Cela rend les accords anticoncurrentiels non contraignants : on ne peut pas contraindre l'autre partie à exécuter ses engagements parce que c'est illégal.
Grâce à des capteurs ou à des logiciels qu'on appelle oracles, un smart contract peut communiquer avec le milieu extérieur, ce qui veut dire que, non seulement on peut programmer une exécution automatique des termes de l'entente, mais également des moyens de surveillance du bon déroulement de l'entente. Et prévoir des sanctions en cas de déviation. Si chaque déviation est automatiquement sanctionnée par le smart contract au profit des autres membres de l'entente, les entreprises n'ont plus intérêt à tricher.
Pour conclure, l'utilisation des blockchains avec ou sans smart contracts peut jouer un rôle important dans la facilitation de la formation et l'exécution des ententes. Les techniques de chiffrement utilisées dans les blockchains peuvent rendre les échanges entre les entreprises, et même l'identité des entreprises, indéchiffrables ou bien difficilement déchiffrables par des tiers comme les autorités de la concurrence. Cela rend la détection des ententes plus complexe pour les autorités de la concurrence qui doivent être bien équipées pour pouvoir faire face à ces pratiques plus stables.
Et évidemment, ce n'est pas le seul problème en droit de la concurrence. Il y a beaucoup d'autres enjeux, surtout en ce qui concerne la qualification même des blockchains ou des entités émettrices de crypto-actifs. Le droit de la concurrence s'applique sur les entreprises et les blockchains sont des entités décentralisées qui ne peuvent pas être qualifiées d'entreprise à cause de leur nature décentralisée. La nature juridique de la blockchain reste alors une question importante qui n'est pas tranchée par le législateur, qui doit agir rapidement s’il veut pouvoir appréhender les blockchains et les structures décentralisées par le droit de la concurrence.
Je vous remercie.