Je parle, donc j'existe
Dans l'édito de la Lettre d'Octobre 2006, Michel Rouger remet l'évolution du rapport entre la parole et la pensée dans le contexte de la démocratie numérique.

Les travaux de Présaje sur la parole de « l'opinion publique numérisée » et sur celle de « l'expert »*, mises au service de toutes les causes, inspirent une réflexion, proche de celle d'un mineur de fond, il y a trente ans, rapportée par François Ewald : « Je n'existe pas puisque je n'ai pas la parole ».

En clair, être par la pensée ne suffit pas ; il faut pour exister avoir la parole.

Revisitons alors les rapports ancestraux de la parole et de la pensée.

Au temps de Descartes, la pensée était délivrée « en gros » par ceux qui pensaient « haut », les philosophes, les prêcheurs, les monarques et les tyrans, vers ceux qui pensaient « bas », la multitude des sujets, des analphabètes et des sans parole.

Puis vinrent les temps modernes et la presse, écrite, audio et visuelle, grâce à laquelle la pensée fut délivrée en « demi gros » par les mass médias, mettant en forme celle des sociologues, des politiques, des économistes, des juristes, des experts et de quelques gourous ou saltimbanques, vers ceux qui pensaient moins bas grâce à l'école obligatoire. Les libertés démocratiques et l'Etat de Droit y trouvèrent leurs fondations.

Aujourd'hui, la numérisation de tous les messages, la multiplication des écrans fixes ou mobiles qui permettent leur visualisation, partout, de partout, à chaque instant, offrent à la multitude le moyen de délivrer une pensée, déstructurée, émiettée, au « détail », en reléguant celle des penseurs structurés dans le ghetto promis aux élites d'en haut. Il n'est pas sûr que les libertés démocratiques et l'Etat de Droit y trouveront les éléments d'une survie toujours menacée.

Une réflexion approfondie doit être entreprise, afin de faire admettre à cette démocratie d'opinion, qui cherche à se construire sur les médias interactifs pour lesquels elle manifeste un emballement libertaire, les grandes vertus des médias écrits, plus structurés et plus réfléchis.

Peu important le vecteur dont usent ces médias, le papier, ou le numérique. Les rejeter vers le néant, comme il est de mode de le faire, pourrait conduire au pire.

On sait depuis des siècles que les paroles s'envolent et que les écrits restent, que lorsque la parole s'est envolée à peine émise, et que l'écrit réfléchi n'est plus, il ne reste que la pensée du plus fort et sa brutale tyrannie.

* Parutions respectives novembre 2006, février 2007.