Défense et illustration du principe de précaution
Dans un contexte de changements environnementaux et de progrès technologique, Corinne Lepage analyse les enjeux liés à la santé, l'économie et la gouvernance, tout en soulignant la nécessité d'une approche responsable face aux risques potentiels des innovations.

Les récentes polémiques autour du principe de précaution ont l'immense mérite de bien poser les données du problème, qu'elles soient politiques, économiques, éthiques ou scientifiques.

Un constat s'impose: si on parlait d'écologie comme on parle d'économie, on pourrait dire que les clignotants sont au rouge.

Changement climatique, pollutions chimiques persistantes qui pénètrent la chaîne alimentaire, pollution génétique délibérément créée par les OGM ou plutôt leurs promoteurs, explosion des maladies animales dont les répercussions sur l'espèce humaine sont plus ou moins connues, à commencer par le prion, les exemples ne manquent pas pour nous appeler non seulement à la vigilance, mais à un changement dans nos modes de gouvernance, pour la simple raison que nous ne pouvons continuer à considérer l'espèce humaine comme un troupeau de cobayes, chargé de tester tout ce dont le progrès technologique est capable d'inventer, et dont les limites sont sans cesse repoussées.

C'est dans ce nouveau contexte que s'ébauche ce qui deviendra une politique de précaution, dont ni l'objectif ni l'effet ne visent, comme le proclament ses détracteurs, à s'opposer au progrès. Il s'agit, en réalité, d'assurer le seul progrès qui vaille, le progrès humain, dont nous avons appris à nos dépens qu'il ne coïncide pas toujours avec le progrès technologique, même si celui-ci, notamment dans le domaine médical, a accompli des prodiges. Mais l'explosion des cancers, la réduction de la fertilité humaine et animale, les désordres écologiques gravissimes que notre développement a créés, nous conduisent désormais à nous projeter davantage dans l'avenir pour envisager les effets potentiels de ces « progrès », dont l'irréversibilité, d'une part, l'importance des effets, d'autre part, peuvent mettre en péril les espèces, à commencer par la nôtre.

Cette politique de précaution, qui ne se réduit pas au débat, voire à la controverse scientifique repose néanmoins d'abord sur une expertise indépendante et plurielle, c'est-à-dire pluridisciplinaire, recouvrant une palette de sensibilité par rapport au scientisme ambiant, et surtout déconnectée des intérêts économiques ou de la contrainte politique. Il s'agit, pour nous Français, d'une forme de révolution, puisque nous ne connaissions ni la gestion des conflits d'intérêt ni l'indépendance par rapport aux ordres du pouvoir exécutif, sans parler de nos grands organismes publics qui dépendent des études privées pour pouvoir survivre...

La création de l'AFSSA a constitué un réel progrès dans la connaissance des risques et dans la communication indispensable qui en est faite au public, même si son indépendance pourrait être renforcée par la dépendance du seul Parlement. On peut, en revanche, regretter que la création d'une agence de la sécurité environnementale n'ait été accompagnée que de moyens très modestes et d'une capacité d'expertise insuffisante, preuve de la frilosité du monde politique face à ce besoin pourtant vital des citoyens, et de sa crainte de voir la réalité des enjeux, des risques et des incertitudes exposée au grand jour. Car si l'expertise honnête et indépendante est une nécessité pour la décision politique, elle est aussi une exigence démocratique. Le décideur politique ne réduira pas son choix à celui qu'exprimeront les experts, dans la mesure oùla précaution intègre d'autres données que les seules données scientifiques. L'avantage collectif ou le coût collectif, des considérations éthiques, notamment, peuvent conduire à des choix opposés à ceux préconisés par les experts.

Mais, au-delà, les exigences démocratiques imposent que la loi du silence, même prétextant les risques de panique, soit brisée. Les peurs des consommateurs tiennent beaucoup plus à la découverte d'un risque nié et dont la réalité apparaît brutalement, parce qu'il ne peut plus être occulté, qu'à l'exposé des incertitudes, que nombre de citoyens sont capables d'apprécier aux fins de déterminer l'attitude qu'ils souhaitent adopter.

Ainsi, le tabagisme, qui est un fléau indéniable, doit être combattu.

Il est connu de tous, ce qui n'empêche pas chacun de faire son choix et le gouvernement de refuser d'interdire son usage. En conséquence, sur le plan démocratique, deux exigences paraissent devoir être formulées. D'une part, la rétention d'une information sur la possibilité d'un risque, dans le domaine de la Santé Publique, doit être prohibée, à charge pour les experts d'assortir leur avis des précisions utiles sur le degré de potentialité de réalisation et de faire connaître régulièrement l'évolution des connaissances. D'autre part, si le principe de précaution ne doit pas se réduire à un principe d'interdiction en présence d'un risque insuffisamment avéré, il faut permettre à tout citoyen de prendre lui-même les mesures de précaution individuelles qu'il souhaite, et par conséquent l'informer convenablement.

Cette condition est la seule qui permette de concilier liberté individuelle, principe de plaisir et principe de précaution. En revanche, la mesure d'interdiction sera utile, soit en présence d'un risque avéré, soit si le citoyen ne peut pas lui-même agir, ce qui était le cas des farines animales, puisque le consommateur ne peut pas choisir l'alimentation de la bête dont il achète la viande, et ce qui reste le cas des OGM, car le citoyen ne peut rien faire contre la pollution génétique et la contamination des champs et des espèces. Ainsi, progressivement, c'est la totalité de la sphère de la gouvernance qui est interpellée, sans parler du pouvoir judiciaire qui aura, de manière croissante, tant pour juger de la légalité des décisions que de la responsabilité de ceux qui les ont prises, à définir le champ exact de ce principe fondateur.

En effet, appelé à servir de curseur pour déterminer les limites de la liberté de circulation des biens et du droit de mettre sur le marché n'importe quel produit ou process nouveau, le principe de précaution traduit également la volonté de la société civile de se réapproprier un droit sur la définition des finalités. Et, en dehors de la sécurité sanitaire, alimentaire et environnementale, c'est tout le domaine bioéthique qui est concerné, ce qui explique le combat de sape acharné que mènent certains lobbies contre le principe de précaution.

S'il faut désormais se préoccuper des effets, à moyen et long terme, des produits sur les hommes et les ressources naturelles, quelles en seront les conséquences?

Si le risque de développement n'est plus assumé par la victime potentielle ou le contribuable, il est certain que certains produits nouveaux seront plus coûteux ou trop risqués pour voir le jour. Est-ce immoral?

On peut en douter lorsqu'on mesure le coût financier de la vache folle ou de l'amiante, sans parler des détresses qui les ont accompagnées. Le récent rapport de l'Agence européenne de l'environnement, intitulé « signaux précoces, décisions tardives : le principe de précaution, 1896-2000 » démontre de manière suffisamment claire que le refus systématique au cours du XXe siècle d'appliquer le principe de précaution a eu un coût immense sur le plan humain, économique et financier : humain, du fait de pertes de vies (300 à 500 000 morts en Europe du fait de l'amiante), économique du fait de retard dans la mise en place de produits de substitution et des coûts collectifs indûment supportés (les Hollandais ont évalué à 18 Mds d'euros les dépenses générées par le fait d'avoir interdit l'amiante en 1995 et non en 1965), financier enfin par les sommes versées à titre de préjudice par les compagnies d'assurance ou les sociétés elles mêmes, ainsi que les pertes des victimes elles mêmes.

C'est précisément à cela que doit s'attaquer le principe de précaution. Définir les finalités, c'est faire de la politique, ou plutôt, cela devrait l'être. Depuis longtemps, le citoyen ressent que ce qui fait le sens même de la politique a été délaissé au bénéfice des enjeux purement économiques, sur lesquels les politiques nationales ont de moins en moins de prise, et des luttes partisanes, oùles mots comptent plus que les idées souvent inexistantes et oùles programmes ne se différencient plus sur le fond des choses.

Le vrai débat politique, celui qui intéresse vraiment le citoyen, est précisément le débat de société au sujet des grands choix, et l'émergence de la politique de précaution en est un des éléments majeurs. Selon la réponse que nous apporterons, nous construirons deux sociétés bien différentes. Dans un cas, celui du progrès purement technologique à tout coût et sans contrôle, nous construirons une société de moins en moins démocratique, puisque les choix auront échappé aux citoyens, et les questions écologiques et sanitaires prendront un tour catastrophique, très coûteux en vies et en finances, mais qui perdurera grâce à une croissance forte, jusqu'à ce que la croissance devienne impossible, faute de ressources, ou que les catastrophes provoquent des réactions violentes. A l'opposé de ce modèle, il en existe un autre, dont la politique de précaution est le principe fondateur, qui vise la durabilité, la primauté de la vie et de la santé sur l'intérêt économique (de court terme, car à long terme l'un ne peut aller sans l'autre) et qui repose sur la responsabilité dans le temps et dans l'espace. Hans Jonas en a esquissé la mise en pratique.

Cette problématique est nouvelle et elle transcende les divisions droite-gauche traditionnelles.

Le « parler précaution », que nous voulons contribuer à introduire en France, a déjà frappé les esprits, au moins négativement. Si crispation il y a autour du mot nouveau, importé d'autres langues et d'autres cultures politiques et intellectuelles, ce sont les effets du désarroi. Des clivages invétérés sont débordés, et les formations les plus récentes ne trouvent pas leur place sur l'échiquier gauche/droite : ce clivage est social, lié à la prospérité industrielle et au partage des bénéfices. La France contemporaine ne saisit toujours pas le lien entre la critique sociale et l'écologique, et la tentative d'accaparement que la seconde réalise par rapport à la première.

Il en résulte bien des perplexités, d'autant plus que le clivage gauche/droite ne tient pas, ou plus, à des différences de classe, de niveau de vie, mais à une sensibilité intime, de plus en plus ineffable, indéfinissable, incluant aussi bien des appartenances religieuses ou idéologiques opposées.

On pourrait ironiser, brocarder des PDG de gauche qui spéculent sur la faim dans le monde pour écouler des stocks de nourriture transgénique, mal acceptés en zone développée, à des cobayes providentiels situés à l'autre bout de la planète, non sans fustiger la droite cléricale qui n'aime pas manger biochimique! On y perdrait son latin. Tous hésitent, on ne saisit pas encore le changement de bord, ni surtout le débordement des bords pré-définis, et on reste figé du côté qui penche.

A l'opposé de ces jeux fatigués, la préoccupation environnementale égalise et unifie radicalement : nous serons tous frappés, à un niveau basique : respirer, manger... La vie dans l'écosphère de l'homme et de ses congénères (les insectes résistent mieux) est déjà menacée. Le développement durable doit être rendu à son sens d'origine, anglo-saxonne, puisqu'il veut dire acceptable, admissible, et non pas simplement « de longue durée » (la longue durée est ce qu'il permet, non ce qui le constitue).

La question des devoirs envers elles-mêmes des sociétés développées et des citoyens qui les animent est posée. S'agissant des thèmes retenus, quatre enjeux paraissent majeurs : les progrès scientifiques, le lien santé-environnement, la réorientation de l'économie et le mode de prise de décision. S'agissant du progrès scientifique, la définition du progrès humain, l'orientation de la recherche publique, l'application de la précaution et de la responsabilité, et le contrôle démocratique sont des sujets majeurs qui commandent à la fois notre capacité à trouver des solutions technologiques à nos problèmes quand elles existent, et à évaluer les conséquences de nos actes pour faire de la science un outil de résolution des problèmes et non d'accélération.

Ce premier sujet est lié au second dans la mesure oùles pathologies, au nord comme au sud mais pour des raisons différentes, ont des liens de plus en plus forts avec la détérioration des milieux naturels.

Le troisième enjeu a été magistralement expliqué par Lester Brown sous le concept d' « éco-économie ». Il s'agit de réorienter le développement industriel en l'asseyant sur des industries pourvoyeuses d'éco-efficacité, d'éco-produits et sur les énergies renouvelables.

Le dernier enjeu majeur est celui de la gouvernance (y compris la lutte contre la corruption), c'est-à-dire d'un autre mode de rapports entre les trois piliers de la société, de manière à permettre, comme le propose Ulrich Beck dans son dernier ouvrage: « Pouvoir et contre-pouvoir à l'ère de la mondialisation », une réinvention de la défense des intérêts collectifs. Celle-ci présuppose une définition des valeurs de base et les conditions de leur respect : justice, égalité notamment entre les sexes, probité, droit à l'intégrité, etc.

A partir de ce socle, des thèmes sont incontournables : l'énergie et les transports, l'agriculture, les règles du commerce international, la comptabilité publique et les modalités d'internalisation des coûts, la stratégie des entreprises, l'aide publique, l'organisation internationale, etc.

L'union des mystificateurs et des pollueurs a vécu. Beaucoup sont conscients que nous allons de manière accélérée dans le mur. Il est encore temps d'admettre que l'économie n'est qu'un sous-système de l'écologie entendue comme l'écosystème global. De même qu'il ne peut y avoir de progrès économique s'il n'y a plus les ressources physiques permettant d'asseoir ce développement, il ne peut y avoir d'avenir pour l'espèce humaine si elle oublie qu'elle est homo sapiens avant d'être homo economicus. Sonnera l'heure de la raison ou ne sonnera plus l'heure.