Je suis procureur général depuis le 1er septembre et, à cette occasion, j’ai été auditionnée par le Conseil Supérieur de la Magistrature. L’une des questions qui m’a été posée portait sur la coopération avec le Royaume-Uni. Lorsque l’on est concrètement impliqué dans un travail de coopération, comme je l’ai été pendant une quinzaine d’années, on ne peut pas prétendre que les différences de systèmes juridiques constituent un obstacle à la coopération judiciaire. J’ai donc répondu que cette coopération était parfaitement possible, et je voudrais montrer aujourd’hui qu’Eurojust, où j’ai exercé la fonction de membre national pendant trois ans, est un des facilitateurs de cette coopération.
La création d’Eurojust
En 1999, les ministres de la Justice se sont réunis au Conseil de Tampere, en Finlande. Prenant conscience que la coopération judiciaire n’avait pas atteint le même niveau que la coopération policière, beaucoup plus ancienne et développée, ils ont décidé la création d’une nouvelle institution.
Eurojust a ouvert ses portes officiellement en 2003 à La Haye, ville où se trouvait déjà Europol depuis 1999. Eurojust est une sorte de « couteau suisse » dont les interventions peuvent aller de la simple facilitation pour l’exécution d’une demande d’entraide à l’organisation de réunions de coordination pour des enquêtes et des poursuites menées dans plusieurs pays.
Eurojust ne peut pas intervenir spontanément mais doit être saisi par un magistrat de terrain. En France, il s’agit d’un procureur de la République ou d’un juge d’instruction.
Pour répondre à l’une des critiques formulées ce matin, il faut rappeler qu’Eurojust ne prend aucune décision : il facilite l’exécution et la coordination des commissions rogatoires internationales ou des mandats d’arrêt européens.
Les réunions de coordination
Ce qui me semble constituer son fer de lance est sa capacité à organiser des réunions de coordination entre magistrats de terrain issus aussi bien des pays de l’Union européenne que de pays tiers. En effet, les pays tiers peuvent non seulement assister aux réunions de coordination mais demander à un État membre de l’Union d’ouvrir un dossier à Eurojust. J’ai ainsi présidé deux réunions concernant les dossiers Mubarak, dans l’intérêt de l’Égypte, et Ben Ali, dans l’intérêt de la Tunisie.
Au cours de ces réunions, chaque magistrat peut s’exprimer dans sa propre langue, des interprètes étant mis à la disposition des participants.
Le magistrat de terrain présente un exposé pour expliquer l’état d’avancement de son enquête, définir une stratégie et faire part aux autorités judiciaires de ses besoins, en termes de coopération judiciaire.
L’avocat de la défense n’est pas présent à ces réunions. Forece est de rappeler, à cet égard, que lorsqu’un juge d’instruction rencontre des enquêteurs pour organiser des perquisitions ou des interpellations, il ne convoque pas l’avocat non plus.
Ces réunions permettent aux participants de prendre des décisions de nature diverse : un pays peut s’engager à exécuter une demande d’entraide, un autre peut accepter d’interpeller des personnes recherchées en vertu d’un mandat d’arrêt européen…
Les participants peuvent également discuter de l’opportunité de mettre en place une équipe commune d’enquête. Cet instrument permet d’éviter la délivrance de commissions rogatoires internationales croisées. Il pose cependant des difficultés opérationnelles, notamment en matière d’admissibilité de la preuve. Lorsqu’une équipe commune d’enquête est signée par les autorités françaises et allemandes par exemple, les éléments de preuve, recueillis en Allemagne, sont collectés en vertu de la loi allemande et il faut ensuite décider s’ils peuvent être utilisés dans la procédure suivie en France.
Malgré ces difficultés, un certain nombre d’accords sur la création d’équipes communes d’enquête ont été signés et Eurojust a été amenée à financer les opérations que ces équipes ont menées dans les pays concernés.
Quel avenir pour Eurojust ?
Je voudrais maintenant vous livrer mes réflexions sur l’avenir d’Eurojust, pour lequel j’avoue ne pas être très optimiste.
L’article 86 du Traité de Lisbonne prévoit la création d’un Parquet européen à partir d’Eurojust qui, au cours des onze dernières années, a développé une indéniable expertise dans le domaine de la coopération. On peut toutefois s’interroger sur la façon dont les deux institutions pourront cohabiter.
En théorie, Eurojust devrait poursuivre ses tâches de facilitation et de coordination et, à ce titre, conserver un rôle essentiel dans le soutien apporté aux autorités judiciaires nationales pour les infractions entrant dans son mandat (terrorisme, fraude, trafic de stupéfiants, traite d’êtres humains, cybercriminalité, blanchiment). Eurojust pourrait même apporter son expertise pour les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union européenne. Enfin, il pourrait continuer à répondre aux besoins des États membres qui ne souhaitent pas participer à la coopération renforcée offerte par le Parquet européen.
Des discussions sont en cours pour définir les infractions qui relèveront de la compétence du Parquet européen, mais le Traité de Lisbonne est très restrictif à cet égard. Eurojust pourrait alors intervenir pour les infractions connexes ne relevant pas de la compétence du Parquet européen.
Eurojust pourrait également jouer un rôle dans la prévention et la résolution des conflits de compétence, afin d’éviter de voir le Parquet européen pratiquer une espèce de forum shopping (choix de juridiction). On peut en effet craindre que le manque d’harmonisation des procédures pénales conduise le Parquet européen à privilégier les pays offrant des dispositions plus répressives.
Enfin, Eurojust pourrait faire bénéficier le Parquet européen de son expérience acquise dans le domaine des équipes communes d’enquête, en continuant à tenir des réunions de coordination et en pérennisant la mise en place de centres de coordination, destinés à veiller au bon déroulement d’opérations de police menées simultanément sur le territoire de plusieurs Etats.
Nous avons soumis ces réflexions à la Commission en lui suggérant que, même si chacun de nous appelle de ses vœux la création du Parquet européen, il pourrait être intéressant de tirer parti de l’expérience d’Eurojust sur tous ces points.
Une compétition inégale avec Europol ?
Malheureusement, je suis assez pessimiste sur la suite des événements. Le règlement Europol a été publié avant celui d’Eurojust et celui du Parquet européen. Certaines des dispositions d’Europol inquiètent les membres nationaux d’Eurojust, par exemple en ce qui concerne le financement des équipes communes d’enquête, instrument qui est appelé à être de plus en plus utilisé par les magistrats des Etats membres de l’Union européenne. Si le financement des équipes communes d’enquête n’est plus assuré par Eurojust mais par Europol, il est à craindre que les autorités des pays, dont le système judiciaire est plutôt de type « anglo-saxon » s’adressent davantage à Europol qu’à Eurojust.
On peut noter également que le personnel d’Europol exerce dans le cadre d’une pyramide hiérarchique, avec à sa tête, un Directeur, nommé en conseil Justice Affaires Intérieures, en mesure de donner des instructions, alors qu’Eurojust ne dispose que d’un président élu par ses pairs, qui a besoin de leur soutien et pratiquement de leurs aval pour être légitime à intervenir à l’extérieur.
Par ailleurs, Europol est incontestablement beaucoup mieux organisé qu’Eurojust pour exercer un lobbying et dispose de moyens bien plus importants à cet égard.
Enfin, on peut déplorer que certains membres nationaux d’Eurojust ne sont paradoxalement pas très “Européens”. Parfois, ils ne travaillent même pas réellement dans l’intérêt de leur Etat d’origine, mais simplement pour eux-mêmes…
Pour toutes ces raisons, je suis relativement inquiète quant à l’avenir d’Eurojust. J’espère toutefois me tromper.