Mesdames, Messieurs, je félicite PRESAJE pour l'organisation de ce colloque. Il me donne l'occasion de poursuivre mes premiers échanges, il y a plus de 20 ans, avec Michel Rouger alors que nous faisions déjà face à une crise systémique sans précédent.
J'ai suivi avec attention les débats de cette matinée.
J'ai apprécié les réflexions d'intervenants familiers du monde judiciaire. Chacun a apporté sa vision éclairée par des parcours et des expériences différentes et provenant de plusieurs grandes traditions du droit européen.
En vous écoutant tous, je me rends compte que l’Europe judiciaire est en marche mais qu’elle avance lentement. C’est pourtant l’un des domaines où l’Europe peut démontrer sa plus-value auprès des citoyens. La libre circulation à l’intérieur de l’Union et le fractionnement à l’échelon national des compétences judiciaires est une aubaine pour les délinquants. Il faut y remédier, c'est l'évidence même.
Puisqu'il me revient la tâche de conclure cette matinée, je souhaite prolonger le débat sur un sujet qui me tient à cœur et qui fait le lien entre l'économie et le monde judiciaire, un sujet majeur pour la construction européenne : le projet de parquet européen.
Cet intérêt n'est pas innocent. Il est guidé par les chiffres. Permettez-moi d'en extraire deux d'un rapport d'EUROPOL pour 2013 :
- 100 milliards, c’est le montant de la fraude estimé à la TVA intracommunautaire
- 90 %, c’est le taux de fraude dans les droits de tirage carbone.
Nous ne pouvons accepter et laisser faire.
Le parquet européen
Je souhaiterais partager quatre remarques sur ce projet.
Première remarque : Le parquet européen a été voulu par les représentants des peuples européens puisqu'il est inscrit dans le Traité européen dans sa rédaction issue du Traité de Lisbonne en 2009, et ratifié, tant bien que mal, par les Etats membres. Pas d'échappatoire, la base juridique est là, impossible donc de se cacher derrière les pesanteurs institutionnelles comme cela est trop souvent le cas en Europe.
Il s'agit, dans le domaine de la Justice, d'une des plus grandes réformes de principe : le transfert de pouvoirs régaliens, pour lutter contre la fraude aux intérêts financiers de l'Union européenne.
Je m'en réjouis car il est inacceptable que les finances européennes soient détournées par des organisations criminelles internationales. Il est incompréhensible que l'Union européenne, qui bénéficie d'un transfert de souveraineté, n'ait pas les pleins pouvoirs pour protéger ses recettes et sécuriser le financement de ses dépenses.
Par ailleurs, le marché intérieur implique une concurrence loyale et prohibe toute forme de manquement aux règles qui le régissent. C'est aussi en cela que les fraudes fiscales doivent être combattues sans faiblesse, la croissance en souffre et l'emploi également.
Deuxième remarque : c'est un projet qui dans son principe suscite une adhésion quasi globale mais qui est intrinsèquement affaibli. Sa mise en place nécessite soit l'unanimité, ce qui malheureusement relève de l’utopie, soit la mise en place d'une coopération renforcée (soit neufs États bien intentionnés). Autrement dit, le parquet européen ne concernera, dans un premier temps du moins, qu'une fraction limitée d'Etats. J'y vois un risque pour son efficacité, notamment si les Etats non participants se muent, à l'exemple des paradis fiscaux, en havre pour les criminels qui s'attaquent aux intérêts financiers de l'Union. À titre personnel, j'estime qu'en tout état de cause les Etats membres de la zone euro devraient d'emblée adhérer au parquet européen.
En 2013, la Commission européenne a pris ses responsabilités et présenté un projet de Règlement portant création du parquet européen. Ainsi, le procureur européen serait nommé par le Conseil des ministres de la Justice et le Parlement européen pour huit ans non renouvelables, et il serait assisté de quatre adjoints. Ce procureur nommerait à son tour des « procureurs européens délégués » dans chaque État membre (un ou plusieurs) sur une liste proposée par les gouvernements. L’ensemble du parquet serait soumis au contrôle du Parlement européen, du Conseil des ministres et de la Cour de justice qui pourraient en révoquer les membres. Il pourrait ordonner des mesures d’enquêtes (y compris des perquisitions ou des écoutes) en respectant chaque droit national, mais les personnes poursuivies continueraient à être jugées par les juridictions nationales. Nous sommes encore éloignés de l’institution d’une Cour pénale européenne! Bref de belles perspectives pour la libre circulation des truands en Europe.
C’est si vrai que le projet a déclenché de vives réactions au niveau européen comme au niveau national. 14 chambres parlementaires de 11 Etats membres ont délivré un "carton jaune" à la Commission. Je regrette surtout que ce projet n'ait pas suscité plus de propositions constructives. Pour quelles raisons un procureur européen serait-il moins compétent qu'un procureur national ? Pourquoi vouloir réduire les prérogatives d'un procureur européen par rapport à celles d'un procureur national ? Pourquoi redouter les décisions d'un juge national rendues à la requête d'un procureur européen ? Pourquoi restreindre les aptitudes à coopérer avec des États tiers ?
La difficulté de répondre à chacune de ces questions est sans doute l'illustration d'un conservatisme frileux, la manifestation des hésitations de nos chefs d'État et de gouvernement à doter enfin l'Europe d'une gouvernance politique digne de ce nom.
L’aveuglement politique m’étonne face à l’impotence des systèmes judiciaires nationaux confrontés à la criminalité transfrontalière. Reconnaissons que l'avancée formulée par la Commission constitue un compromis raisonnable. Or, en mars 2014, le Parlement européen a adopté une résolution traduisant son aspiration à l'adoption d'un texte ambitieux.
Permettez-moi de souligner quelques points :
Le procureur européen doit être indépendant. Une fois nommé par le Conseil et le Parlement, il doit pouvoir agir en autorité fédérale dont l'action ne peut être entravée par les considérations politiques.
L'action du procureur européen doit s'exercer en cohérence avec la règle de compétence du juge naturel. Il doit présenter toutes les garanties au regard des droits de la défense, ainsi que de la Charte des Droits fondamentaux, a fortiori à l'aube de l'entrée de l'UE dans la sphère de la CEDH.
Son action doit être efficace et gouvernée par des règles souples permettant de respecter les règles nationales où son action s’exerce. Il doit disposer des moyens nécessaires au bon déroulement de sa mission, étant précisé qu'il s'agit d'un investissement dont on peut légitimement escompter un retour bénéfique. En tant que Président de la Commission des budgets, je me rends compte que trop souvent on demande à l'Europe et à ses institutions d’accomplir des missions sans pour autant leur donner les moyens requis.
Enfin, le parquet européen doit bien sûr s'appuyer sur des procureurs nationaux spécialement formés disposant, eux aussi, des moyens appropriés.
Troisième remarque : un projet dont le principe est aussi ambitieux ne peut échouer. Je note d'ailleurs avec satisfaction les attentes positives formulées par le Conseil des barreaux européens. C'est de mon point de vue un élément important que les avocats européens soutiennent fermement et activement la création d'un parquet européen. C'est d'autant plus important qu'il rejoint le désir des magistrats européens, y compris au Royaume-Uni.
Je rappelle également que le Parlement européen soutient le principe de tolérance zéro en ce qui concerne les fraudes au budget européen. Mais il me paraît indispensable de ne pas cantonner la compétence de notre Parquet européen aux seules violations des intérêts financiers de l’Union. Il est primordial qu’il puisse s’attaquer au terrorisme, à la traite des êtres humains et l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants, aux trafics illicites de drogues et d’armes, au blanchiment d’argent, à la corruption, à la contrefaçon des moyens de paiement, à la criminalité informatique et à toutes les formes de criminalité organisée.
Les avancées
L'Union européenne s'est dotée d'instruments innovants qui sont aujourd'hui indispensables à la protection des citoyens de l'Union européenne : je citerai le mandat d'arrêt européen ou les équipes communes d'enquêtes. Les citoyens l'ont compris. Ils soutiennent ce qui permet de lutter contre l'impunité. Je sais ces instruments enviés par nos partenaires extérieurs à l'UE. J'en conclus que nous sommes capables d'être innovants et surtout plus efficaces.
L’Union européenne doit réussir. C'est une nécessité. Elle a les moyens d'y parvenir d'autant plus, qu'au cours des cinq dernières années, des avancées extraordinaires ont été réalisées dans le domaine du renforcement des droits de la défense.
Quatrième et dernière remarque, qui est aussi un cri d'alarme du Président de la commission des budgets du Parlement européen. La lutte contre la fraude au budget de l'Union ne doit pas attendre l'entrée en vigueur du procureur européen. Elle doit intégrer dès maintenant la lutte contre la fraude et l'évasion fiscale. Elle doit susciter notre soutien quotidien aux autorités compétentes et notre encouragement à mettre en œuvre les instruments existants. Elle doit s'appuyer sur la mise en œuvre systématique de la confiscation des profits illicites.
Mesdames et messieurs, à l’heure de la mondialisation, nos chefs d’Etat et de gouvernement doivent mettre un terme au spectacle affligeant de l’impuissance politique. Il y a donc urgence à partager nombre de prérogatives de souveraineté, notamment en matière de justice. L’Union européenne a le statut de puissance économique mondiale. Le marché intérieur en est le moteur. Cette construction s'appuie sur des politiques financées par le budget européen. Il est indispensable que ce budget soit mieux défendu. C'est l'intérêt de l'Europe, c'est l'intérêt des Etats. C'est l'intérêt de chaque citoyen.
Les travaux de ce colloque me laissent penser que, tous ensemble, nous pouvons contribuer à renforcer l'Europe de la Justice et l'économie européenne. Heureuse perspective pour espérer inverser la courbe du chômage et rétablir la confiance.
Je vous remercie.