Maître Philippe Ropenga, avocat et docteur en droit civil
Mon propos reprendra beaucoup de choses qui ont été déjà dites sur le caractère humain de la justice et sur le fait de savoir si on ne risque pas d'être concurrencés par la machine.
Les projets d’IA auxquels je travaille concernent des personnes physiques ou morales qui sont souvent ambivalentes : elles veulent qu’une IA soit performante sans pour autant être dépendantes des grands groupes de l’informatique que vous connaissez tous et dont la supériorité technique provient du traitement de données en masse ou big data. L’intérêt des personnes que je côtoie diverge de celui de ces grandes sociétés ou y est opposé. Je ne vous dis pas cela uniquement par souci de transparence mais pour souligner qu'il existe une autre façon de faire de l'IA qui accorde de l’importance à la personne qui travaille et pas seulement à l’amélioration du traitement d’une grande quantité de données. Les informaticiens et les entrepreneurs me font souvent part de leurs doutes, de leur angoisse existentielle face à la machine. Leur attitude est très ambivalente parce qu'ils sont fascinés par ce que Jean Rohmer appelle «ordina-terre» et qu’ils ont à l’esprit en permanence. Ils pensent en fait que tout est déjà joué d'avance. Comment se distinguer? Comment ne pas disparaître dans cette compétition technique et commerciale - puisque le mot de concurrence a été prononcé plusieurs fois lors de ce colloque ?
Un civiliste qui s’occupe notamment de problèmes patrimoniaux et de successions n’est pas particulièrement imprégné par ce qu’il peut lire ou entendre sur l’intelligence artificielle. Il s’interroge sur le lien qu’il peut entendre ici où là au sujet de l’intelligence artificielle et sur ce que les informaticiens et entrepreneurs lui rapportent. Il y a un contraste entre des perturbateurs manifestes (1) et une valeur estompée (2). Dépasser ce paradoxe suppose d’envisager différents stratagèmes (3).
1. Des perturbateurs manifestes
Les perturbateurs sont néfastes car ils n'aident ni à comprendre la technique, qu’il s’agisse d’informatique ou d’analyse des données, ni à décrire la situation juridique. Ils sont la source d’un découragement que le praticien du droit doit surmonter. L’avocat essaie de décrire juridiquement ce qu’il entend et ce qu’il lit afin d’identifier la valeur d’un projet informatique. Les informaticiens ont un rapport au temps différent du praticien qui s’occupe de patrimoine. L’instant domine et la manière dont un résultat est produit importe peu. Un tel état d’esprit conduit souvent au découragement en raison de la quantité (1.1), de la qualité (1.2) des ressources produites ainsi que de la mode qui obnubile parfois les entrepreneurs et souvent les investisseurs (1.3).
1.1 Quantité
“Maître, Je vois bien ce que vous essayez de faire mais en fait, ces lignes de code, il y en a trop. C'est déjà trop pour une machine alors pour un être humain… En plus, ces lignes de code vont vite devenir obsolètes à la prochaine mise à jour. Tout ce que vous aurez fait pourra changer".
La prépondérance de l’instant impose de produire très vite. Ceci signifie souvent produire en quantité car personne n’aura le temps de veiller à la cohérence de l’ouvrage. Il est de fait tentant de produire vite car on finira bien par trouver quelque chose qu’une machine pourra traiter pour fournir un résultat convenable. Ceci est perturbant pour le praticien qui n’a plus rien à décrire mais aussi pour l’informaticien ou l’entrepreneur qui peut en être réduit à penser que le résultat produit par une machine est l’alpha et l’oméga de son travail alors qu’il intervient avant et après la production automatique d’un résultat.
L’attrait pour l’instant n’a pas seulement un effet sur la quantité mais aussi sur la qualité.
1.2 Qualité
“Tout évolue et change très vite. Quelqu’un découvre une nouvelle technique, un nouvel algorithme qui vient de Silicon Valley, du MIT, peut-être de Chine et il faut s'adapter à cette nouvelle donne le plus vite possible."
Suivre l’évolution d’un tel projet sans tomber dans le piège de catégories trop communes pour révéler la valeur d’un projet informatique ou d’une contribution à un tel projet est particulièrement difficile. Les techniques peuvent avoir changé plusieurs fois au cours du projet et les équipes qui le mènent à bien ont nécessairement évolué au gré des modifications parfois profondes qui ont eu notamment pour objectif de raccourcir la durée de réalisation dudit projet. L’instabilité n’est pas particulièrement redoutée en informatique dans la mesure où elle est liée à la rapidité d’exécution. Plus un projet informatique est instable, moins l’examen de l’évolution de la qualité de celui-ci est pertinent du point de vue juridique.
L’omniprésence de la rapidité d’exécution trouble profondément le praticien du droit qui découvre l’intelligence artificielle. Il faut aussi avoir un autre perturbateur à l’esprit afin de ne pas être obnubilé par celui-ci, à savoir la mode.
1.3 Mode
Les investisseurs sont très probablement plus sensibles à la mode que les entrepreneurs. Il se trouve qu’en pratique ce sont souvent les premiers qui apportent des fonds aux seconds si le modèle économique ou business model, en bon franglais d’école de commerce, leur paraît pertinent.
“Telle idée de départ est brillante mais, entre nous, le résultat est bâclé". Secret professionnel oblige, je ne peux pas vous en dire plus. Cette réflexion est courante dans le monde du numérique. Les entrepreneurs et les informaticiens sont souvent contraints de suivre la mode afin de plaire à ceux qui seraient en mesure de financer leur projet et qui n’ont que peu d’intérêt pour la technique informatique. Ce n’est encourageant ni pour l’artisan de l’intelligence artificielle ni pour celui du droit. Tous deux se disent qu’il serait autrement plus facile de proposer un service qui reposerait sur une intelligence artificielle générative connue de tous et en particulier des investisseurs. Dans le monde du numérique, on part parfois avec de grandes ambitions pour se retrouver avec une intégration rapide de l’intelligence artificielle la plus connue par le biais d’une API1 pour traiter des données produites par autrui. Cet ensemble fonctionne, certes, mais réduit l’informaticien, le praticien du droit ou l’analyste des données à la portion congrue ; la valorisation du service informatique ou numérique est entravée.
Comme la valeur ne peut être réduite ni à la qualité ni à la quantité et que suivre la mode peut conduire le praticien du droit à s’égarer, il est préférable de prêter attention à ce qui est estompé.
2. Une valeur estompée
Sabine Van Haecke - Lepic citait tout à l'heure Simone Weil pour vous dire que « les choses jouent le rôle des hommes, les hommes jouent le rôle des choses ». C'est exactement ça. On ne perçoit plus l’intelligence artificielle comme une chose mais comme un concept qui absorberait tout ce qui pourrait s’y rapporter de près ou de loin. Il est intéressant d’adopter une autre approche en s’intéressant davantage à la spécificité (2.1), au détournement (2.2) et à la possession (2.3).
2.1 Spécificité
Les définitions relatives à l’intelligence artificielle ne sont pas très utiles au praticien du droit : elles tendent à généraliser des pratiques qui suivent la mode sans pour autant éclairer le juriste sur ce qu’un logiciel ou un appareil a de spécifique. Cette spécificité révèle pourtant la valeur que le praticien du droit examine. Ce manque d’intérêt pour la spécificité d’un service donné est d’autant plus regrettable qu’il empêche de surmonter deux difficultés pratiques que posent la finalité et la différenciation commerciale.
Un outil est une chose qu’une personne utilise dans le but de réaliser une autre chose. L’intelligence artificielle qui attire l’attention de la presse, celle qui repose sur une infrastructure conçue pour du traitement de données en masse, doit alimenter des services de plus en plus différents pour être rentable, qu’il s’agisse par exemple d’outils bureautiques, de calcul d’itinéraire, de traduction instantanée, de prévisions météorologiques, de visioconférence, au besoin en rachetant des sociétés qui pourraient exploiter l’infrastructure d’un grand groupe dont elles deviennent totalement dépendantes. La rentabilité d’un service qui repose sur du traitement de données en masse est d’ailleurs un sujet de préoccupation pour l’utilisateur comme l’a souligné Anne-Laure Catherinot. Cette orientation de l’intelligence artificielle rend la notion d’outil inopérante. Un logiciel de reconnaissance faciale est-il un service de profilage comportemental ? C’est cette question à laquelle la Cnil a eu à répondre (Délibération SAN-2022-19, 17 octobre 2022, §34).
La technique informatique peut en outre servir à se différencier des concurrents comme le montre la célèbre affaire dite Windows Media Player (§§ 1347 et s.) dans laquelle le caractère illicite de l’effet de levier pratiqué pour conquérir des marchés distincts a été caractérisé de manière plus simple que dans l’affaire dite Google Shopping dans laquelle on remarque que si les algorithmes ont un effet technique, ils ont également un effet commercial qui peut être examiné à l’aune de la concurrence par les mérites (§ 171). Ces deux effets peuvent être difficiles à distinguer en pratique. Un entrepreneur souhaite faire de la technique informatique un succès commercial. Encore faut-il que les mérites de la technique soient à l’origine dudit succès. L’intégration de tout dans l’"ordina-terre" de Jean Rohmer ne facilitera pas la démonstration d’une pratique illicite en vue d’évincer un concurrent dans la mesure où tous les concurrents devront exploiter la même “ordi-nature". Le risque d’être distancés par des concurrents qui sont “naturellement" en avance grâce à des techniques logicielles ou matérielles qu’ils maîtrisent mieux existe et nous risquons de considérer le monde selon “des intentions et des visions qui ne sont pas les nôtres", comme l’a souligné Emmanuelle Legrand. L’intégration d’une intelligence artificielle par une API est parfois justifiée par un argument qu’on croirait tout droit sorti de la bouche d’un collégien qui ferait faire ses devoirs par une intelligence artificielle générative et qui s'exclamerait : “Tout le monde le fait !". La forme diffère; le grégarisme demeure.
Afin de valoriser le savoir-faire de l’entrepreneur et le savoir du collégien, il est intéressant de revenir au détournement ou hacking en informatique.
2.2 Détournement
La généralisation de l’informatique en réseau a contribué à l’apparition de nombreux services qui ont besoin d’Internet pour fonctionner. Il est notamment possible d’intégrer l’intelligence artificielle d’une autre entreprise. Un informaticien peut aujourd’hui proposer un logiciel sans se préoccuper de savoir ni comment il fonctionne ni pourquoi il est produit. L’essentiel est que la machine produise pour que l’entreprise occupe un marché. La valeur d’un logiciel peut ainsi être estompée voire dans certains cas effacée : le logiciel ressemble beaucoup à des logiciels concurrents qui utilisent la même API d’une entreprise tierce. Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ! Il devient même difficile d’employer l’expression « valeur ajoutée ». Peut-on comparer le produit du travail d’une personne, qu’il s’agisse d’un jugement ou d’un code informatique, sans le réduire à ce qu’une machine peut traiter ?
Le praticien du droit n’a même pas besoin de s’interroger sur l’aspect éthique de cette question auquel il est pourtant sensible. Tout ce qu’une machine pourra traiter selon des contraintes financières et techniques jugées acceptables commencera à être traité avant l’adoption d’une réglementation dite éthique qui examinera en premier lieu l’état de la technique. La valeur ajoutée risque de devenir indifférente du fait d’une approche réglementaire qui accorde davantage d’attention aux effets de la technique, qu’elle soit informatique, juridique, biologique ou physique, par exemple. Le lien étroit entre les difficultés techniques et la stratégie commerciale, notamment en matière d’effet de levier, ne facilite de surcroît pas la détermination de la valeur ajoutée. L’intégration d’une intelligence artificielle par une API n’est pas nécessairement le signe d’une valeur estompée. La perception de la valeur est d’abord intuitive. Linus Torvalds a conçu Linux en reprenant des composants logiciels qui existaient ailleurs2, même s’il a décidé d’utiliser un noyau différent pour le système d’exploitation auquel il travaillait. On saisit intuitivement que ce détournement diffère techniquement et commercialement de l’intégration d’une intelligence artificielle fort connue par une API.
La possession en droit est un concept juridique qui évite à cette intuition de passer inaperçue avant d'être réduite à néant par un processus standardisé exécuté par une machine.
2.3 Possession
La propriété intellectuelle suscite beaucoup d’intérêt dès qu’il est question de savoir qui est titulaire d’un droit. Dans le monde numérique où tout s’échange très rapidement et où tout peut d’ores et déjà être copié par n’importe qui sans qu’il soit toujours possible de prouver que telle donnée a été utilisée pour produire tel résultat, la question de la titularité est étroitement liée à celle de la manière. Le titre de propriété pouvait suffire dans un monde où toute transformation était le fait direct d’une personne car on remontait aisément du titre à la personne. Si on souhaite valoriser ce qu’une personne a fait, il est désormais impératif de se demander comment elle l’a fait. Résumer la propriété intellectuelle à la titularité tend à occulter la question de la manière. Comme l’a rappelé Pierre-François Euphrasie, il y a plusieurs décennies que le doute au sujet de relations avec des personnes est permis dès que l’on échange par l’intermédiaire de machines. Seule la manière distingue la personne de la machine. Le détournement licite d’un composant logiciel se fait dans la plupart des cas non sur le fondement du droit de propriété stricto sensu mais sur le fondement de la licence. L’auteur du détournement fondé sur la licence n’est pas le possesseur du logiciel mais son quasi-possesseur. Cette nuance conceptuelle ne modifie en rien le raisonnement qui impose de caractériser un corpus et un animus.
Le corpus est l’ensemble des composants matériels, logiciels ou des données utilisés par le possesseur ou quasi-possesseur. L'ensemble n’est pas défini et est susceptible d’évoluer. La composition de celui-ci n’obéit pas non plus à des règles purement formelles et comporte une part d’intuition.
L’animus est ce qui assure la cohérence de l’ensemble technique et de la stratégie commerciale en vue de réaliser un gain qui n’est pas forcément financier et qui est parfois éphémère. Il peut s’agir de visibilité, très importante dans un monde numérique où la mode compte beaucoup.
La rétroaction causée par l’apprentissage qui permet de modifier le code informatique avec des données rend l’ensemble instable et l’animus particulièrement important car plus stable que le corpus. Par ailleurs, dans un monde où tout peut être reproduit très facilement sans que l’on puisse montrer que telle donnée est à l’origine de tel résultat - ce qui complique l’identification d’un détournement du travail d’autrui -, les entrepreneurs ont tout intérêt à se montrer discrets quant à la manière dont ils assurent le succès commercial de leur entreprise. L’animus est d’autant plus important qu’il est dissimulé. Ceci reflète l’ambivalence remarquée précédemment et n’a rien de surprenant.
Si la distinction entre le corpus et l’animus est irrémédiablement brouillée par la rétroaction sans laquelle il n’y a pas d’apprentissage, l’avoir à l’esprit aide à entrevoir une évolution possible et regrettable de l’intelligence artificielle. Les différents composants de l’ensemble sont désormais soumis à divers règlements de conformité qui encadrent la conformité de l’ensemble. France Charruyer a expliqué que certains entrepreneurs pouvaient être tentés d’utiliser des services sans être au courant des risques relatifs à la conformité voire à la sécurité de l’ensemble. Le corpus apparaît fragile. Si le service fourni par l’entrepreneur fonctionne en dépit de cette fragilité, c’est probablement parce que ledit service repose à son tour sur différents logiciels couramment utilisés dans son milieu professionnel. Dans ce cas, l’entrepreneur intègre pleinement son service dans celui d’un grand éditeur de logiciels dont il dépend non seulement techniquement par le corpus mais aussi commercialement car son autonomie est réduite à faire en sorte que son service fonctionne au gré des mises à jour. La recherche de l’animus conduira probablement le praticien du droit à remarquer que la stratégie commerciale de l’entrepreneur est en réalité calquée sur l’évolution du logiciel de son fournisseur principal. À supposer les exigences de conformité et de sécurité remplies, l’entrepreneur possède-t-il l’ensemble qui assure le bon fonctionnement du service ? Au terme de l’analyse du corpus et de l’animus, la possession est rarement manifeste dans le cas de la réutilisation d’un composant ou d’un procédé mis au point par une grande entreprise. Il est opportun de demander à l’entrepreneur ou à l’informaticien de raconter précisément ce qu’il a fait de ce composant ou procédé afin qu’il prenne conscience des efforts accomplis.
Déceler puis démontrer la valeur d’un travail comportant de l’intelligence artificielle suppose d’en rechercher la spécificité. En informatique, celle-ci est le fruit d’un détournement ou hacking. Le praticien rend compte de la création de valeur en l’examinant sous l’angle de la possession. Les trois stratagèmes qui suivent permettent de se repérer rapidement dans ce qui peut ressembler à un capharnaüm.
3. Trois stratagèmes envisageables
Il a été vu que la pratique de l’intelligence artificielle était marquée par l’ambivalence et que l’intuition d’un entrepreneur le guidait vers un gain, fût-il éphémère. Le secret professionnel de l’avocat est une béquille sur laquelle son client s’appuie pour raconter ce qu’il a entendu, vu ou lu et qui lui a permis de donner une valeur à son travail. Les relations dans le monde du numérique sont souvent tortueuses en dépit de la spontanéité dont elles sont parées. L’intuition du praticien du droit doit aider un informaticien ou un entrepreneur à comprendre ce qu’il sait afin qu’il sache démontrer ce qu’il a fait. Chercher des formules réutilisables dans chaque cas n’a de ce fait aucun sens puisque ceci reviendrait à anéantir l’intuition.
Trois stratagèmes la préservent et peuvent de ce fait soutenir le discernement de l’avocat comme de son client. Ils sont présentés ci-après selon la rapidité de leur mise en œuvre: rechercher les lieux et les personnes (3.1), retracer le cheminement intellectuel (3.2) et privilégier l’exécution sur la formation du contrat (3.3).
3.1 Rechercher les lieux et les personnes
Les connaissances qui contribuent à rendre une valeur concrète supposent une activité de l’esprit d’une personne en un lieu et un temps donnés. Une œuvre n’apparaît pas tout d’un coup à son auteur telle une vue de l’esprit. Il va trouver ses connaissances à différents endroits, rencontrer différentes personnes, voire suivre des formations. Ceci paraît évident pourtant le tropisme vers la propriété conduit à considérer l’œuvre d’une personne avant tout comme un résultat et non comme une manifestation du dynamisme du corps et de l’esprit. Le propriétaire d’un bien n’est pas inerte; il le possède même quand il ne l’utilise pas. C’est par la possession et non par le titre qu’il la valorise. Le dynamisme de la personne est incompatible avec une conception statique de la valeur. Les affaires de concurrence déloyale illustrent la pertinence d’une approche dynamique des connaissances. Il y a notamment une décision de la Chambre commerciale de la Cour de cassation (numéro 11-14-289) le 3 mai 2012. Il s'agit de l'affaire d’un boulanger artisanal en franchise qui a réussi à démontrer que sa technique pour faire lever une pâte était courante dans le milieu de la boulangerie. Les connaissances circulent ; il faut démontrer d’où elles viennent et ce qu’on fait pour prendre possession d’une chose. On remarque au passage que la distinction entre le bien et la chose devient superflue dès que l’on cesse d’accorder autant d’attention au titre pour s’intéresser également à la possession. Ces deux termes sont employés de manière indifférente dans la présente communication.
Une fois que vous avez établi les lieux et les personnes, il est plus aisé de retracer le cheminement intellectuel de l’une d’entre elles. Ce n’est pas facile car il faut relier l’intuition d’une personne à ses actes
3.2 Retracer le cheminement intellectuel
Ce qu'il y a de séduisant dans l’usage d’une intelligence artificielle générative, c'est que vous n'avez aucun effort à faire. Le truc tombe tout cuit. Vous n'avez pas à faire vos devoirs de mathématiques. Et bien, un informaticien, c’est un être humain comme un autre. S’il se veut pragmatique et qu’il considère que le temps, c’est de l’argent, il peut estimer que la sensibilité et l’intuition n’ont pas beaucoup de valeur. Son goût pour le pragmatisme peut l’amener à négliger sa capacité à cheminer intellectuellement.
Quand un informaticien est guidé par sa sensibilité et qu’il admet agir de manière au moins en partie instinctive, la valorisation apparaît plus nettement. Quatre grandes étapes peuvent être remarquées :
- La croyance : on se trouve dans une situation donnée que l’on relie instinctivement à une question théorique. Exemple : «On ne peut pas aller plus loin parce que la machine chauffe trop. » La chaleur dégagée par la machine n’est peut-être pas l’obstacle qui empêche de franchir une étape. C’est sans importance. Ce qui compte, c’est que la personne va examiner la situation sous l’angle de la chaleur.
- L’identification du problème : la machine chauffe trop parce qu’elle consomme trop. La question théorique est associée à un problème pratique que l’on va tenter de résoudre. On va chercher à limiter sa consommation électrique.
- Expérimentation : Elle sert à valider les deux précédentes étapes.
- Choix créatifs : C’est notamment le sujet des arrêts Infopaq et Painer de la Cour de Justice de l’UE. L'arrêt Infopack est celui du 16 juillet 2009, affaire C-5/08, § 45. L'arrêt Painer date du 7 mars 2013, affaire C-145/10, §§ 90 et s.
Le collégien qui a fait faire ses devoirs par une intelligence artificielle ne pourra insister que sur la quatrième étape et peinera à raconter ce qu’il a fait lors des trois précédentes.
La possession rend compte de la valorisation en préservant l’intuition qui est le point de départ du détournement selon un célèbre hacker. Eric Raymond, alias ESR estime qu’un hacker accomplit un hack parce qu’il en ressent le besoin3. Grâce à son intuition, à son instinct, l’informaticien décèle la valeur dont il n’avait pas conscience l’instant d’avant. Louis Lavelle indique que « La valeur s'accumule dans le passé mais elle n'appartient pas au passé : elle n'est plus une valeur quand elle cesse de renouveler à chaque instant ce que l'on pourrait appeler la possibilité de son usage »4. En paraphrasant le philosophe, le praticien du droit peut affirmer que le hacker qui prend possession du logiciel d’autrui ressent d’abord la possibilité de l’usage. Richard Stallman, alias RMS, accorde plus d’importance à la planification qu’à l’intuition5. Ce célèbre promoteur du logiciel dit libre a par ailleurs perçu l’intérêt de promouvoir une autre société en accord avec sa conception du logiciel6.
La planification n’est pas tout ; l’exécution compte beaucoup.
3.3 Privilégier l'exécution sur la formation du contrat
Si vous avez encore des difficultés après avoir retrouvé les personnes et les lieux et repris le cheminement intellectuel, vous pouvez privilégier l'exécution sur la formation du contrat. Cette approche peut heurter la sensibilité des personnes avec lesquelles le praticien échange. Elles sont en général contentes d’insister sur la rigueur formelle des processus mis en œuvre et peuvent être embarrassées par la différence entre ce qui a été planifié et ce qui a été réalisé. Ce stratagème requiert plus de temps que les autres.
C'est ce que vous avez dans les affaires de concurrence déloyale qui impliquent des tiers, dans lesquelles il n'y a pas de contrat. Ce que je veux vous dire ici, c'est de ne pas trop attacher d'importance à la forme des documents. Reprenez la technique juridique, la technique contractuelle pour la rédaction d'une clause contractuelle. Quand vous privilégiez l'exécution, vous voyez qu'une personne a décidé de faire quelque chose de telle façon. Il y a dans la décision, puis dans son exécution, une réelle « valeur économique individualisée ». Cette expression se trouve dans plusieurs décisions de justice, notamment dans un arrêt assez célèbre de la Chambre commerciale de la Cour de cassation sur la question: l'arrêt 14-25.131 du 20 septembre 2016. Il est alors possible de remarquer tout le flux de connaissances qui a été nécessaire d’assimiler pour arriver à un résultat plutôt que de se contenter du résultat tel qu'il pourrait être produit par une machine.
Vous pouvez, bien sûr, examiner par ailleurs l'opportunité du traitement des données, notamment en ce qui concerne la pertinence. On pense au RGPD, l'article 6, paragraphe 1er mais aussi au secret des affaires, à la concurrence par les mérites, et aux effets de levier dont je vous ai parlé tout à l'heure au sujet de l’affaire Windows Media Player. On aperçoit aussi les difficultés que posent les conflits d’intérêts dans le monde du numérique : il est difficile de démêler la technique juridique de la stratégie commerciale afin de déterminer si une caractéristique technique donne à un acteur la possibilité d’exercer une influence sur le bien d’autrui. La question est pourtant primordiale puisque cette caractéristique technique peut être exploitée comme un obstacle commercial qui n’apparaît pas comme tel à première vue.
Ces décisions guident le praticien qui peut envisager différentes branches du droit privé que la possession rassemble. Il croule néanmoins souvent sous les questions formelles de plus en plus pointues et peut de ce fait négliger le cheminement intellectuel pourtant essentiel.
Je vais terminer par une décision de justice du 3 février 2023. C’est une décision de la Cour d'Appel d'Angleterre et du Pays de Galles. C'est une affaire de Bitcoin. Le juge qui a prononcé le jugement s'est demandé si le Bitcoin était décentralisé. Les opérations relatives à cette monnaie sont décrites dans un fichier qui est une sorte de registre appelé network. La Cour ne s’est pas prononcée sur le fond de l’affaire. Lord Justice Birss a relevé une influence plus grande de certaines personnes sur ce registre (§ 86). Le haut magistrat a conclu que si la décentralisation était inexistante du point de vue juridique, il était opportun de se demander si les personnes particulièrement influentes n'étaient pas obligées à l'égard des gens dont la cryptomonnaie figurait sur le registre et ne devaient pas veiller à l’intérêt de chacun d’entre eux.
Vous voyez, en reprenant un cheminement intellectuel pour bifurquer et en suivre un autre, il est possible de renverser les croyances liées à l'informatique. Le juge ou l'avocat qui réexamine le cheminement intellectuel peut ainsi reprendre la main sur la machine.
Je vous remercie beaucoup pour votre attention.
1 Application Programming Interface. C'est le terme générique pour définir un portail de communication entre différents systèmes.
2 LINUS TORVALDS, « The Linux Edge », in Open sources: voices from the open source revolution [en ligne sur le site de l’éditeur] 1re éd.. Beijing ; Sebastopol, CA : O’Reilly, 1999. ISBN 9781565925823, §§ Kernel Space and User Space et suivants.
3 RAYMOND Eric S., « When Is a Rose Not a Rose? », in The Cathedral and the Bazaar 2002. [En ligne sur le site Internet de l’auteur].
4 LAVELLE Louis, Traité des valeurs, II : Le système des différentes valeurs [en ligne sur le portail Gallica de la BnF], PUF, 1991, p. 108.
5 STALLMAN Richard M., « About the GNU Project » § Scratching an itch?, sur GNU Project - Free Software Foundation [en ligne], publié le 25 décembre 2021.
6 RAYMOND Eric S., « Open Minds, Open Source », Analog Science Fiction & Fact, 124, 2004. [Texte reproduit le 21 juin 2005 sur le site Internet de l'auteur].